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La Maraîchine Normande
20 décembre 2012

LA "MERE REDOIS"

On trouve encore çà et là, au fond de notre Bocage, quelques Anciens qui ont eu la bonne fortune de vivre dans l'intimité des survivants de la Grande-Guerre et qui ont pu recueillir, à la source même et de la bouche des acteurs, le récit des dramatiques évènements de la Vendée militaire.

Parmi ces privilégiés, de plus en plus clairsemés, je n'en connais point dont la conversation soit plus intéressante et plus instructive que celle du vénérable M. Augereau, maire de la Gaubretière. Sa mémoire est aussi sûre que sa bonne foi, et c'est tout dire, car la parole de ce pur rejeton de notre vieille souche vendéenne vaut de l'or en barre : aucun de ses administrés ne m'en donnera le démenti ! Ajoutez à cela que cet honnête homme est en même temps un homme éclairé et instruit, essentiellement communicatif, complaisant et toujours prêt à laisser mettre à contribution sa bonne volonté, et vous comprendrez facilement l'intérêt et le charme que doit avoir sa conversation pour l'amateur des vieilles traditions du temps de la Grande-Guerre.

Chaque fois que je vais à la Gaubretière, je ne manque jamais de pousser ma petite visite au premier magistrat de la commune, sûr que je suis à l'avance de ne point sortir de chez lui sans avoir enrichi ma collection de souvenirs d'une anecdote nouvelle. Que mon vieil ami M. Augereau veuille donc accepter tous mes remerciements, car je lui dois beaucoup.

Avant de s'établir à la Gaubretière, sa paroisse natale, où il est encore à la tête d'une importante maison de commerce, M. Augereau avait commencé par être employé à Nantes, dans une épicerie en gros dirigée par un M. Dambroisse, marié à la fille d'une veuve Redois, laquelle dirigeait elle-même une autre maison d'épicerie, rue des Chapeliers. Un détail à noter en passant : c'était cette épicerie de la rue des Chapeliers qui fournissait Victor Hugo de chocolat. Le grand poète, très gourmet, paraît-il, mais aussi très difficile, n'entendait point qu'on lui servît d'autres produits que ceux de la maison Redois.

La veuve Redois était originaire de la Boissière-de-Montaigu, où ses parents exploitaient, avant la Révolution, une ferme appartenant à la famille de Suzannet. Envoyée à Nantes, à l'âge de sept ans, vers l'année 1770, elle n'en était jamais sortie et avait un beau jour épousé ce Redois, dont le magasin d'épicerie devint bientôt, grâce à la nouvelle patronne, l'un des plus achalandés de la ville. Après la mort de son mari, la veuve avait marié avantageusement tous ses enfants et continué à diriger elle-même sa maison de commerce. Elle mourut en 1853 ou 1854, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

Employé chez le gendre, M. Augereau fut tout naturellement amené à faire la connaissance de la belle-mère. Celle-ci d'un caractère expansif et très rond, prit en affection le jeune Vendéen, qui lui rappelait son pays natal. Elle aimait à parler avec lui des épisodes de la Révolution et de la Grande-Guerre, et lui racontait une foule d'anecdotes sur les dramatiques évènements dont elle avait été témoin à Nantes, à l'époque de la dictature du féroce Carrier.

Toute petite, mais énergique et bien râblée, et, avec cela, solide sur les principes, la "Mère Redois", comme on l'appelait familièrement, avait joui d'une certaine réputation dans la ville de Nantes à cette époque, grâce à sa proverbiale intrépidité. Alors que chacun tremblait devant le dictateur et ses séides, la Redois, elle, se faisait remarquer par ses allures indépendantes et sa liberté de langage, et elle avait réussi à en imposer à tout le monde dans son quartier, où elle était la terreur des Patauds.

La famine régnait alors à Nantes, et le pain était rare ; on faisait queue à la porte des boulangers, où chacun devait attendre patiemment son tour, parfois pendant des journées entières. La Redois seule faisait exception à la règle générale. Dès qu'elle apparaissait, les deux poings sur les hanches, tout le monde s'écriait : "voilà la Redois ! voilà la Redois ! ... et Patauds et Pataudes s'empressaient de faire place à la terrible épicière !

Les commerçants nantais étaient obligés, sous peine d'être arrêtés comme "suspects" et envoyés à la guillotine, de fermer leurs magasins le jour du décadi, et de les ouvrir le dimanche. Jamais la Redois ne voulut se conformer à cette prescription ; elle fermait sa boutique toute la journée du dimanche, et, le jour du décadi venu, elle affectait de se tenir sur sa porte, depuis le matin jusqu'au soir, à la disposition des clients. Je n'ai pas besoin de dire qu'il s'en présentait rarement ce jour-là, tant la terreur inspirée par Carrier était générale.

Cette liberté d'allures, cette affectation à fronder le dictateur faisait le désespoir du pauvre Redois, aussi pusillanime et trembleur que sa femme était énergique et brave. Chaque fois qu'on annonçait une visite domiciliaire dans le quartier, ce qui arrivait presque tous les jours, le malheureux commerçant se sentait froid dans le dos et se mettait à claquer des dents :

- Pour le coup, c'est bien chez nous qu'on vient, disait-il alors à sa femme, et tu vas voir que tes bravades vont nous conduire à l'échafaud !

- N'aie donc pas peur, grand poltron, répliquait notre héroïne : les Patauds n'oseront jamais porter la main sur la Redois, et je te jure que tu n'auras rien à craindre, tant que tu seras à l'abri de mes cotillons !"

Et, de fait, les sbires passaient toujours devant la maison sans faire seulement mine de vouloir y entrer : pas une seule fois le ménage Redois ne fut inquiété.

Ce qui faisait que la Redois était si sûre d'elle, c'est qu'elle avait pris la précaution de s'assurer une sorte d'otage dans la personne même de la maîtresse de Carrier. Cette fille habitait rue de la Clavurerie, tout près de la rue des Chapeliers. La Redois l'avait si bien intimidée, et lui avait si bien fait croire qu'elle répondait de sa propre sécurité et de celle de son mari, que la misérable n'avait point hésité à prendre l'épicière sous sa protection. Or, comme l'infâme créature était toute-puissante sur l'esprit de Carrier, sa protégée pouvait jouer impunément à "l'aristocrate" : ordre avait été donné de la laisser tranquille et de fermer les yeux sur ses frasques, dont la moindre eût désigné à la guillotine - ou à la noyade - toute autre que notre héroïne.

Thémistocle, au rapport de Plutarque, avait coutume de dire en plaisantant : "Mon fils a plus de pouvoir qu'aucun autre Athénien ; car je commande aux Athéniens, sa mère me gouverne et il gouverne sa mère." Si le féroce et sombre Carrier eût été capable de plaisanter, il aurait pu dire à son tour : "La Redois a plus d'influence que n'importe quel Nantais ; car les Nantais m'obéissent en tremblant, je tremble moi-même devant ma maîtresse, et ma maîtresse tremble devant la Redois !"

Entre autres anecdotes, la Redois aimait à raconter à M. Augereau comment elle avait obligé la maîtresse de Carrier à lui remettre une grosse somme d'or en échange d'une poignée d'assignats.

- Un beau jour, racontait-elle, comme je m'apercevais que la valeur des assignats dégringolait de plus en plus, je remplis mes poches de tous ceux que nous avions à la maison, et j'allai rue de la Clavurerie : "Tiens, bougresse ! dis-je à la donzelle, voilà des assignats, il me faut de l'or en échange, et tu vas m'en donner à l'instant !" La misérable avait tellement peur de moi qu'elle obéit sur-le-champ, et je rentrai à la boutique avec de l'or plein mon mouchoir !

Bien qu'invraisemblable au premier abord, cette anecdote n'en est pas moins parfaitement authentique ; j'en appelle au témoignage de M. Augereau, et je sais que celui-ci serait prêt, au besoin, à se porter garant lui-même de la parole de la "Mère Redois", trop franche et trop bonne chrétienne pour avoir jamais été capable de commettre le moindre mensonge.

L'histoire de cette sombre époque, d'ailleurs, abonde en faits du même genre, maintes fois affirmés par les témoins les moins suspects : à Nantes comme à Paris, sous la dictature de Carrier comme sous celle de Robespierre, ce furent surtout les poltrons qui payèrent leur timidité de la guillotine, et il suffisait souvent d'un peu d'énergie et d'audace pour en imposer aux tyrans de la Terreur, encore plus lâches peut-être qu'ils n'étaient féroces et sanguinaires. A l'appui de ce que j'avance, je me contenterai de rappeler ici l'épisode de Marigny chez le proconsul nantais : c'est le pendant de l'histoire de la Redois, et je m'en voudrais de ne pas profiter de l'occasion pour intercaler une page de Crétineau-Joly dans ces chroniques.

Après le désastre de Savenay, écrit l'historien de la Vendée militaire, Marigny "a longtemps erré sur la rive droite de la Loire, espérant de minute en minute saisir un instant propice pour se jetter en Vendée ; il s'est caché dans les environs de Nantes pour épier la marche des Bleus. Déguisé en marchand de volailles, il est venu à Savenay et à Pont-Château, afin d'opérer des soulèvements. On l'a même vu pénétrer dans les murs de Nantes, où Carrier était dans toute l'ardeur de ses noyades.

"Ignorant si M. Henri est mort ou survit, ainsi que lui, à l'armée vendéenne, il s'est rendu à la maison que le représentant du peuple occupe dans le quartier de Richebourg. Carrier est avec Goullin, son noyeur privilégié. A la vue de ce paysan aux formes athlétiques, à la figure pleine de martiale noblesse, et qui, entr'ouvrant ses habits grossiers, laisse apercevoir un large poignard et une paire de pistolets, les deux révolutionnaires frémissent d'effroi : "Je ne veux, dit-il au représentant, te faire aucun mal. Je suis Marigny, le général des Brigands. J'ai besoin de passer quatre heures à Nantes, et je suis venu t'annoncer que je voulais être libre. Je ne te demande pas ta parole d'honneur, elle m'est inutile ; mais je dois te dire que si je suis arrêté, ta mort précèdera la mienne ; toutes mes dispositions sont prises pour cela."

"Carrier avait peur du courage. Il connaissait le Vendéen ; il le crut sur parole, et Marigny put en sécurité recueillir sur la guerre les nouvelles qu'il s'était exposé à venir demander."

Également invraisemblables au premier abord, mais également authentiques, les deux anecdotes de M. Augereau et de Crétineau-

Joly prouvent que la "Mère Redois" et Marigny étaient braves, tandis que Carrier et sa digne compagne étaient deux lâches - tout simplement.

H.B.

La Vendée Historique - 1900

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