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La Maraîchine Normande
20 novembre 2012

NAISSANCE DE SAINT-MICHEL-DES-ANDAINES ♣ LE PERE JACOTIN ou COMMENT ON BATIT UNE ÉGLISE

 

 

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C'était dans l'hiver de 1818. Un homme à cheveux gris, mais encore robuste, se présentait à l'évêché de Séez. Il était vêtu d'une longue veste de serge brune, taillée à la française et garnie de larges boutons ; son gilet descendait au milieu des cuisses et couvrait une partie de sa culotte courte ; ses jambes étaient enveloppées de grandes bragues de coutil d'un blanc jaunâtre, il tenait à la main un chapeau à trois cornes, et demandait une audience du digne et respectable évêque Mgr Alexis Saussol, de sainte et vénérable mémoire.

Le domestique lui demande s'il a une lettre pour le prélat, et, sur sa réponse négative, veut savoir de quelle part il se présente. - Mais de la mienne, répond le brave homme. - Que demandez-vous à Mgr ? - Une demi-heure d'audience, c'est tout ce qu'il me faut. - Votre nom ? - Mon nom ne fait rien à l'affaire ; Mgr ne me connaît pas. Après tout, je n'ai point de raison pour le cacher ; je m'appelle le père Jacotin Delangle, si ça vous fait plaisir à savoir. - Mais que voulez-vous à Mgr ? - Je viens pour des affaires qui ne regardent que lui et moi.

Le domestique alla rendre compte à Mgr qui consentit à recevoir le paysan.

Introduit dans le cabinet de son évêque, notre homme ne savait trop comment entrer en matière ; il tournait son chapeau dans ses mains, et s'il entrouvrait de temps en temps les lèvres, il n'en sortait aucun son. Enfin, interrogé sur l'objet de sa démarche, il articula : - C'est que, voyez-vous, Mgr, il y a bié loin du village des Andennes à Saint-Maurice ; les pauvres vieilles gens ont bié du mal à aller à la messe : ma bonne femme de mère a manqué périr dans les chemins, le jour de Noël. Voyez-vous, Mgr, faut qu'ça finisse, ça ne peut pas toujours durer comme ça ! - Mais, mon brave homme, je n'y puis rien. - Ah ! que si fait, Mgr, v'sy pouvais ! v'sy pouvais tout, si vous voulez. - Mais je ne puis pas rapprocher votre village de Saint-Maurice. - Je ne demande pas ça non pus, Mgr, mais v'n'avais qu'à faire une paroisse de notre village, et je n'serons pas pires que les autres. - Avez-vous une église dans votre village ? - Non, Mgr, mais v'n'avais qu'à dire, et on en fera une. - Et qui la fera ? - Queus, l'père Jacotin et ses voisins, Mgr, faut pas pus de cinq à six ans pour ça. - Vous êtes donc riche, mon ami ? - Mgr, je ne suis pas riche, mais j'ai toujours cent écus de rente qui ne doivent rien à personne, et y a encore quelques pièces de six francs dans ma liette (tiroir où l'on met l'argent). - Cent écus de rente ne vont pas loin pour bâtir une église. - Mgr, avec de la bonne volonté, du courage et d's amis, il ne faut pas bié de l'argent pour faire bié de l'ouvrage, allais ! C'que j'dis, je l'dis, on en viendra à bout, si vous voulez, et je vous l'dis, ça n'peut pas rester comme ça ! - Et sur quel terrain bâtirez-vous l'église ? - Dans mon champ, Mgr, il est payé, et j'en suis le maître. - Et le cimetière, et le presbytère ? - Mon champ est assez grand pour tout, Mgr, n'vous embarrassais pas de tout ça, dites seulement : oui, et j'm'arrangerai du reste. - Mais vous n'en viendrez pas à bout, mon brave homme, vous ferez comme l'homme de la parabole qui avait voulu bâtir une tour et n'avait pu la conduire qu'à moitié. Il ne put la finir et on se moqua de lui. - Sous votre respect, Mgr, si on s'moque de moi, ça n'vous regarde pas ; j'demande tant seulement votre consentement, et l'reste est mon affaire. Est-ce que tous les voisins n'm'aideront pas ? J'sommes pires que tout l'monde, Mgr, j'sommes du bon Dieu de Saint-Maurice et du diable de Tessé, et comme par le bon temps d'à présent faut toujours commencer par le diable, le bon Dieu nous prend quand je pouvons arriver, et c'est souvent bien tard. - Qu'est-ce que tout cela veut dire, mon ami : je n'y comprends rien. - C'est, Mgr, que j'sommes de la mairie de Tessé et de la paroisse de Saint-Maurice. Eh ! bié, quand on se marie ou qu'on fait baptiser un enfant, faut commencer par aller à Tessé et revenir à Saint-Maurice, et y a pus de deux lieues de pays par des chemins abominables : j'vous dis que ça ne peut pas rester comme ça ! - Avez-vous des enfants, père Jacotin ? - Oui, Mgr, et des bons, encore. - Consentent-ils à ce que vous dépensiez tout ce que vous avez pour essayer de bâtir une église ? - Pardon, excuses, Mgr, mais sous l'respect que j'vous dois, v's êtes par à côté. - Comment, je suis par à côté ? - Oui, Mgr, dans mon jeune temps, on m'enseignait que j'devais prendre les avis d'mon père, et on n'm'a jamais dit que les pères devaient prendre les avis de leurs enfants ! Voyez-vous, je n'crois pas que ça soit changé. - Bien, mon brave, mais le devoir d'un père est de veiller aux intérêts de ses enfants, et de leur conserver ce qu'il a. - Mgr, j'crois que mon premier devoir est d'empêcher ma pauvre bonne femme de mère de mourir dans un fossé ; tant qu'à mes enfants, si j'mange ce que j'ai, ils feront comme moi, ils travailleront pour en gagner, j'avais six francs quand j'ai commencé. Et pis ... tenez, Mgr, j'donnerais un coin de mon terrain et je n'vendrais pas l'reste ; on a des amis, et y a trop loin pour aller à la messe ; c'est pour les autres comme moi, ç'a ne peut pas toujours durer !

Après avoir ainsi répondu à toutes les objections, le père Jacotin, se résuma et posa nettement la question à Mgr : - Si j'fesons une église, y mettrez-vous un curé ? - La promesse fut faite et le bonhomme se retira en disant : - Suffit, Mgr, j'ai vot' parole, vous avez la mienne, entre honnêtes gens, n'y a pas besoin d'écrit.

Près de vingt mois s'écoulèrent sans qu'on entendit parler du père Jacotin ; son projet paraissait tellement une folie qu'on ne s'en occupait nullement.

Le 30 septembre 1820, dans l'après-midi, on annonce à Mgr que Jacotin Delangle demandait à lui parler ; il fut immédiatement introduit ; l'évêque de Séez prit le premier la parole et lui demanda s'il pensait encore à son église. - On y pense toujours, Mgr, c'est une affaire réglée. - Comment réglée ? - Oui, Mgr, les pierres sont apportées, et c'était le pire, parce qu'il n'y a pas de chemin et qu'une voiture ne peut pas approcher ; il a fallu porter tout à bras ou à dos de cheval ; mais c'est porté. Il a fallu quêter pour avoir du bois, mais j'en ai, et il est dans mon champ ; enfin, Mgr, on est prêt à béniter (bénir) la première pierre, mais il paraît qu'il faut qu'elle ait un nom. J'pensais li donner le votre, Mgr, et l'appeler Saint-Alexis ; mais j'désire qu'ça vienne de votre part. J'suis le père de notre église, Mgr, et j'viens vous prier d'en être l'parrain, et j'espère qu'l'enfant viendra à bien. - Eh ! bien, mon bon ami, j'accepte ; le journal, d'aujourd'hui vient de nous apprendre que hier le bon Dieu a donné un rejeton à la famille de Saint Louis, c'est le jour de la fête du saint Archange Michel que cet enfant a été octroyé à la France ; vous demandez un patron pour votre église, elle s'appellera Saint-Michel-des-Ardennes, et si vous pouvez l'achever, je la bénirai moi-même.

Trois ans et demi s'écoulèrent encore. Jacotin et ses enfants servaient les maçons ; les murs s'élevaient peu à peu ; une place publique avait été disposée et au milieu la petite église se construisait. Enfin, elle atteignit la proportion que l'industrie et les ressources du père Jacotin pouvaient donner, et au printemps de 1824, la toiture était placée. Jacotin revient à Séez en rendre compte, et à la question de l'évêque : - Et votre église ? - Mgr, répond le brave homme, on n'y pense plus, c'est une affaire finie. - Vous n'avez pas pu aller jusqu'au bout ! Vous auriez dû me croire dès le commencement et ne pas dépenser inutilement vos petites économies. - Inutilement ? c'est pas inutilement, Mgr, allez ! L'église est bâtie, elle est couverte, il n'y manque plus que la porte et les croisées ; mais l'menuisier et l'vitrier sont après, et on n'attend plus que votre commodité pour la béniter. V'là le plan de l'église, v'là les certificats comme quoi qu'elle est en état ; on n'attend pus que Mgr. - Eh ! bien, j'irai à ma première tournée.

En effet, l'itinéraire de la tournée suivante fixait le 9 août pour la bénédiction de l'église de Saint-Michel.

Dès que le père Jacotin en eut connaissance, il accourut à Séez ; mais, reçu par Mgr, il ne lui disait rien, balbutiant des remerciements, tournant son chapeau dans ses mains, restant comme une statue debout devant le prélât ! Il était évident qu'il avait quelque chose à dire, et quelque chose qu'il était embarrassé d'exprimer. Le bon évêque lui demanda ce qu'il voulait encore : - Mgr, dit-il en hésitant, c'est qu'il y a bié loin de Saint-Michel chez M. de Frotté, ousque vous descendez d'habitude ... et ... et ... l'jour de la bénédiction, sûrement qu'vous direz la messe dans notre église ? - Sans aucun doute ; mon bon ami. - Mgr, il faudra bié que ça soit eune grand'messe, on n'en dit point d'petites dans notre pays, ça n'paraîtrait ren, et ... et ... - Eh bien, je dirai une grand'messe. Mais, Mgr, c'est que ... on n'dit pas la messe après déjeuner et il y a bié loin de Saint-Michel-des-Ardennes au château de Couterne ... ça ne finira pas de bonne heure, et ... et ... vous seriez bié fade (affamé, fatigué de l'estomac), si vous y alliais dîner ... et ... - Le digne homme n'osait plus finir son discours. L'évêque vint à son aide, et lui dit : - Eh bien, quoi ? - T'nais, Mgr, pour qu'ça n'vous gêne pas, et que tout l'monde soit content, faudrait ... faudrait ... qu'vous dinissiez c'te journée chez le père Jacotin. Enfin ... enfin ... vous ne seriais pas fatigué, et tout l'monde serait content. - Eh bien, mon bon ami, je dînerai chez le père Jacotin. - Mais, Mgr, aura bié du monde, c'est eune fête de famille, toute la paroisse y sera. - Eh bien, je dînerai avec toute la paroisse.

Le 9 août approchait. Quelques jours avant, une caisse avait été remise au père Jacotin, qui l'avait trouvée remplie de linges et ornements d'église et de vases sacrés. C'était un cadeau de Mme la Duchesse d'Angoulême, à laquelle les faits qui précèdent avaient été racontés, et qui n'a jamais manqué de s'associer à toutes les bonnes oeuvres qu'elle a connues.

Une partie des habitants de ce canton vont, tous les étés, vendre de la salade à Paris. Les marchands de salade étaient revenus pour la bénédiction de l'église. Ils avaient acheté une cloche, qu'ils avaient portée sur leurs épaules, depuis la route jusqu'à l'église, à travers les chemins abrupts et les anfractuosités de rochers qui rendaient ce canton inabordable.

Un beau temps favorisa la cérémonie tant désirée. Une nombreuse affluence d'habitants du voisinage remplissait la petite église, qui fut bénite avec solennité, et le vénérable évêque, accompagné de son clergé alla prendre place à la table étroite, dressée dans la grange du père Jacotin. Celui-ci, radieux et plus hardi avec son évêque, à la fin du repas, réclama un curé, en disant : - Mgr, j'ai tenu ma parole, c'est à vous de tenir la vôtre. J'ai promis eune église, la v'là. V's avez promis un curé, je l'réclamons ; l'église sans messe, ça s'rait comme dans l'temps de la République ; et puis, voyez-vous, y a trop loin d'ici à Saint-Maurice. - Vous aurez un curé, dit le prélat, mais, auparavant, il lui faut un presbytère, il ne peut pas coucher dehors. - Mgr, on li en fera un, mais faut nous donner un curé avant c'temps-là. - Et où logera-t-il ? - Dans not' maison, Mgr. Elle n'est pas bié grande, mais elle l'est assez, en attendant mieux. - Mais vous et votre famille, où habiterez-vous ? - Dans notre grange, Mgr. L'évêque de Séez y a bié dîné, le père Jacotin y vivra bié et y mourra sans regret, si le bon Dieu l'appelle avant qu'i puisse rentrer chez lui. J'y ferai un plancher et une cheminée, et M. le curé ne sera pas mal dans ma maison.

Ce qui fut dit fut fait ; un desservant fut envoyé à Saint-Michel, et deux ans après, un joli presbytère s'élevait en face de l'église toujours sur le terrain du fondateur.

C'est de la bouche de Mgr Saussol que j'ai recueilli tous les détails qui précèdent. J'ai voulu connaître le bon vieillard qui avait déployé tant de zèle et de persévérance, et je suis allé exprès à Saint-Michel-des-Andennes. Je l'ai trouvé avec le costume antique que j'ai dépeint au commencement de ma narration. Il m'a conduit à son église, à son cimetière, à son presbytère, où j'ai dîné avec lui. Il était heureux, mais ne témoignait rien qui ressemblât à de l'orgueil ; il se plaisait à dire ce que ses voisins avaient fait ou donné pour aider à son entreprise ; il semblait regarder comme tout simple ce qu'il avait fait et se plaisait à répéter : - Tout le monde m'a aidé ; il y avait trop loin d'ici à Saint-Maurice, ça n'pouvait pas rester comme ça !

Le 13 juin 1840, Saint-Michel-des Andennes a été érigé en commune ; sa circonscription a été prise sur Tessé-la-Madelaine (paroisse d'où dépendent les bains de Bagnoles), Juvigny, la Sauvagère, la Ferté-Macé et Saint-Maurice-du-Désert.

Le père Jacotin Delangle est mort en odeur de sainteté, après une vie pleine de bonnes oeuvres de toutes sortes et les preuves répétées de la charité la plus grande, le 17 juin 1846.

Ce digne Normand-là ne méritait-il pas d'être Breton ?

Capture plein écran 20112012 182402

P. DE SAINT VINCENT

Revue de Bretagne et de Vendée

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