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La Maraîchine Normande
11 novembre 2012

LES MÉSAVENTURES DE L'ACTEUR BRISSE, MAIRE DE NANCY EN L'AN II

Le personnage dont nous publions ci-dessous l'autobiographie n'a joué sans doute qu'un rôle bien infime dans le drame révolutionnaire, mais c'est le type bien complet de ces aventuriers, qui, ayant commencé leur carrière comme agitateurs dans les sociétés populaires, connurent ensuite les destinées les plus bruyantes pour finir enfin dans une obscurité complète, sinon sur l'échafaud ; c'est à ce titre que le mémoire de Glasson-Brisse, où il raconte lui-même ses aventures, en se donnant comme une victime du sort, nous paraît digne d'être connu.

Michel-Emmanuel Glasson, Brisse de son nom de théâtre, naquit à Rouen, le 20 décembre 1751 de Charles-Nicolas Glasson et de Marguerite Bruyë. De son enfance, nous ne savons rien ; mais son mémoire nous apprend qu'il débuta dans la vie par être commis dans les Aides, nous dirions employé d'octroi. Quand entra-t-il au théâtre ? Nous l'ignorons ; mais Bonnet-Granville nous dit, dans son Mémoire justificatif (Bibliothèque de Nancy, fonds lorrain, n° 1580) qu'il était en 1783 chanteur au théâtre de Marseille. C'est sans doute comme chanteur qu'il se trouvait en Hollande en 1787, au moment de la révolution contre le Stathouder ; la part qu'il y prit lui valut d'être expulsé. Réfugié dans sa ville natale, Rouen, il y commença sa carrière d'agitateur. Ici, nous lui laissons la parole.

M. FURCY-RAYNAUD

Revue des études historiques.

 

MÉMOIRE

Un Artiste dramatique et lyrique, ci-devant maire de la commune de Nancy, au citoyen Ministre de l'Intérieur.

Citoyen Ministre,

Un ancien fonctionnaire public, malheureux dans tous les temps, parce que toujours il dédaigna l'intrigue ; ruiné par une persécution inouïe jusqu'à ce jour, dans tous ses moyens d'existence, et dont le dénuement complet des choses les plus nécessaires à la vie répondrait victorieusement à ses détracteurs, s'il pouvait lui en rester encore ; isolé depuis quatre ans, et étranger à toute affaire, même à toute discussion politique, ayant toujours mis un intervalle de cent lieues entre lui et la ville de Paris, dont il n'a pas même songé à se rapprocher une minute ; marié quatre mois après l'évènement du 9 thermidor an II, qui lui sauva la vie, et plein de cette confiance qu'inspire un coeur pur, sans reproche, et bien franchement républicain, vous demande aujourd'hui du pain, pour lui, sa femme et un enfant de quatre ans, après avoir préalablement obtenu la permission de dérouler ici, le plus brièvement qu'il le pourra, une portion des maux que lui causa dès longtemps son ardent désir de voir la Liberté et l'Égalité assises sur des bases solides et durables.

Il fut persécuté et forcé de quitter la Hollande en 1787, après la rentrée triomphante du Stathouder (Guillaume V d'Orange-Nassau) pour s'être montré l'ami des amis de la Liberté et justement soupçonné de partager leurs principes. En 1789, avant même l'époque du 14 juillet, il lutta l'un des premiers à Rouen contre le despotisme parlementaire ; deux mois après il faillit y perdre sa liberté et même quelque chose de plus, pour s'être, avec chaleur, porté le défenseur officieux des deux premières victimes de la Révolution, Jourdain et Bordier, son ancien camarade de théâtre.

En 1791, réfugié à Paris, au sein de sa famille, et échappé à la fusillade du 17 juillet au Champ-de-Mars, il est par suite de cette fatale journée, traîné dans les cachots de l'Abbaye, où il demeure deux mois au secret, avec menaces à chaque instant de périr du supplice des derniers criminels. Il en sort avec un décret d'ajournement personnel et se sauve à Nancy, où, à l'aide de son ancienne profession, il vit quelque temps heureux et tranquille ; mais bientôt ses anciennes persécutions et son amour pour la démocratie, une fois connus, le désignent, malheureusement pour lui, comme propre à rendre quelque service à la chose publique. En octobre 1793, malade et au lit de la mort depuis deux mois, il est élu maire de la commune, à cette époque où on n'était pas toujours maître de refuser l'acceptation, sans compromettre au moins son repos, mais à laquelle aussi il perdit irrévocablement le sien et qui fut pour lui la source de tous les malheurs dont jamais homme au monde ait pu être accablé.

A peine avait-il fourni deux mois dans cette nouvelle carrière, qu'un représentant (le représentant Faure) l'incarcère avec les suspects pour avoir refusé de rompre avec huit à dix républicains, injustement traduits au Tribunal révolutionnaire de Paris, où ils furent bien et dûment acquittés ; au mois de nivôse an II, après deux mois d'incarcération, trois autres représentants (J.-B. Lacoste, M. A. Beaudot, Bar et Levasseur) brisent ses fers, et le réintègrent à son poste. Le premier usage qu'il fait de sa liberté et de la confiance que lui témoignent ces envoyés du Gouvernement, est la mise en dehors de 50 à 60 malheureux, avec lesquels il avait été détenu. Cette opération fait éclat et sert, six mois après, de prétexte à un autre représentant (Balthazar Pflieger), pour le réincarcérer, au 4 thermidor an II, avec six de ses collègues, qui succombèrent avec lui, dans une lutte élevée contre l'immoralité et les déprédations des administrateurs du district du chef-lieu de la Meurthe. Ceux-ci eurent soin de mettre de leur bord ce représentant, dont ils surprirent la religion, et parvinrent à envoyer de suite le soussigné et le plus énergique de ses collègues, au Tribunal révolutionnaire, sous le double rapport d'être des athées, et d'avoir voulu, lui soussigné, vider les prisons de Nancy, à l'instar, disait-on, des Hébert, Chaumette, Ronsin, Momoro et compagnie.

Heureusement pour eux, comme pour beaucoup d'autres, la chute de Robespierre arrive dans cette intervalle et leur sauve la vie ; les comités de Gouvernement l'acquittent encore une fois et les renvoient à leurs fonctions.

Trois mois après, et la réaction arrivant au pas de charge, tous les fonctionnaires sont destitués d'abord au mois de nivôse an III et peu de temps après plongés dans les cachots infects de la Conciergerie, pêle-mêle avec les voleurs de grand chemin, qui insultent à leurs malheurs, et se félicitent hautement de n'être pas des terroristes. Le pétitionnaire y occupe comme de raison la première place, et se voit dix mois entiers pourrir dans ces cachots, traîné de ville en ville, de citadelle en citadelle, et de tribunal en tribunal, toujours sans moyens de subsister, et réduit à la plus affreuse misère ! Il avait cependant refusé à Nancy des places très lucratives, et les archives du département de la Meurthe l'attesteraient de reste ; tout le monde sait qu'il n'y avait point d'émoluments attachés au poste de maire.

Enfin, au mois de fructidor de la même année, la Convention semble s'intéresser à la profonde détresse des malheureux républicains, incarcérés sur tous les points de la République et ordonne pourtant aux tribunaux de prononcer sur leur sort. Celui de Sarre-libre, ne voyant pas l'affaire du pétitionnaire que le jeu des passions et des vengeances individuelles, l'acquitte de suite et lui rend encore une fois sa liberté.

Détenu depuis 8 mois à 28 lieues de Nancy, et s'y croyant à peu près oublié de quelques hommes qui n'avaient contre lui d'autres griefs que celui de l'avoir vu, près de deux ans, lui et ses collègues, occuper malgré eux, des places qu'on leur avait enlevées. Il croit pouvoir y revoir au moins quelques moments, une épouse enceinte de huit mois ; à peine le soupçonne-t-on libre et cheminant, le bâton à la main, vers le lieu fatal, où jamais il n'eût reparu s'il eût été mieux inspiré, douze hommes armés le cherchent sur la grand'route pour l'assassiner ; par le plus grand des hasards, il prend, sans s'en douter, un chemin opposé au leur, il arrive à Nancy et s'y repose dans la plus grande confiance. On venait de constater son innocence, lorsqu'un mandat d'arrêt lancé arbitrairement et sans rien motiver, par les membres de la commune, lui est aussitôt apporté par quatre gendarmes. Deux cents jeunes gens l'attendent en armes sur la place, où il doit passer ; leurs émissaires, aussi armés de sabres et de massues, investissent en plein jour son domicile ; il s'arrache des bras des parents de son épouse et court à une mort certaine ; il trompe l'oeil de la majeure partie de ces individus altérés de la soif de son sang, et arrive à la Conciergerie par une rue détournée ; c'est ainsi qu'il échappe à la masse de ses ennemis ; un petit nombre le saisit aux portes de la prison ; il y est néanmoins sabré et assommé entre les mains de la garde et dans les bras de son épouse, déjà travaillée des douleurs de l'enfantement ; pareil délit avait déjà été commis un an auparavant, sur la personne du pétitionnaire. La gendarmerie lui sauve pourtant une partie des coups, et parvient à le dégager avant l'arrivée de la foule armée, accourue aux cris des premiers assommeurs ; les cachots s'ouvrent, ses assassins et lui y entrent pêle-mêle ; le concierge le soustrait, pour le moment, à leur fureur.

Il passe près de deux mois encore, dans ce séjour du crime, éveillé nuit et jour par le chant des hécatombes de la réaction, et aux menaces d'individus prêts à enfoncer à chaque moment les portes, pour se baigner, disaient-ils publiquement, dans son sang, et celui de ses compagnons d'infortune. Enfin le jour pris, à l'aide d'un juge de paix complaisant, pour les traîner, du cachot dans les cours de la prison, où de nouveaux assassins bien armés étaient prêts de les exterminer, on essaye, en effet, de les arracher de leur lit, ils se cramponnent aux barreaux du cachot et refusent de sortir ; on ajourne l'affaire au lendemain, on leur signifie même officiellement qu'on viendra les enlever à main armée.

Dans cet intervalle, ils reçoivent la première expédition, d'un arrêté du comité de Législation, signé Roger Ducos, président, et autres membres, qui annule leur mandat d'arrêt, comme décerné sans motif. Ils sortent alors, au risque d'être reconnus, assassinés dans les rues, et fuyent à toutes jambes, l'un dans les bois, l'autre dans une caverne. Deux heures après leur fuite, de nouveaux mandats sont préparés à la commune, les réveilleurs s'arment de suite et les cherchent dans toutes les rues, sur toutes les routes par toute la République, notamment à Nantes, où il végète depuis six mois, sans pouvoir, ainsi que tous ses camarades, recueillir par son travail, même les fonds suffisants pour se procurer simplement du pain, puisqu'ils ne gagnent pas même aujourd'hui 24 livres par mois.

Leur détresse se trouve encore accrue par l'invasion des Chouans, opérée dans la nuit du 27 au 28 vendémiaire, où, par parenthèses, le soussigné échappa aux balles, et aux poignards des rebelles, en traversant au milieu d'eux, toute la cité de Nantes à 4 heures du matin, pour courir à la citadelle, se réunir à ceux que le danger commun y porta dans cette nuit de désordre et d'effroi, où chaque citoyen isolé et sans aucun point de ralliement se jetait, sans le savoir, au milieu des rebelles, et recevait la mort en quittant le seuil de sa porte.

Le pétitionnaire fut aussi du nombre de ceux qui poursuivirent l'ennemi jusqu'au pont de Cens, à deux lieues de Nantes, le tout sous les yeux du général Chapuys qui commandait à la citadelle et dont il est parfaitement connu. Il espère de la justice du Gouvernement que ses longs malheurs seront pris en considération et qu'on ne lui refusera pas un poste, dans quelque genre qu'on veuille le placer. S'il a du pain pour sa femme et son enfant, il sera toujours pleinement satisfait. Il est en état de tenir une correspondance et une comptabilité ; il fut employé dix ans, sous l'ancien régime, dans une branche de finance qu'on nommait les Aides, où il fut constamment chargé du verbal et des états de produit de chaque mois ; il est avantageusement connu depuis 1790, du représentant du peuple Gourdan, membre du conseil des Anciens, qui peut attester la vérité de tous les détails déduits au présent mémoire, c'est-à-dire de tous ceux qui ont eu lieu depuis 1790, et dont il a été le témoin oculaire ; il est également connu du citoyen Levasseur, ci-devant membre du conseil des Cinq-cents pour le département de la Meurthe, et depuis secrétaire dudit conseil, ainsi que des représentants Bar, de la Moselle, Michaud, du Doubs, Baudot, etc ... Quant aux autres représentants de la Meurthe, maintenant en fonctions, des démêlés particuliers et relatifs à l'époque de sa gestion, ne les lui rendraient pas favorables ; ils faisaient en outre partie des autorités qui le persécutèrent pendant la réaction, avant et même après le 13 vendémiaire.

Nota-Bene - Il conserve par-devers lui les pièces probantes de tous les faits qu'il cite ; il n'a pas la maladresse de les présenter comme des titres à obtenir les faveurs du Gouvernement, il ne veut qu'intéresser les âmes sensibles à des malheurs autant inouïs que peu mérités.

Le soussigné, vous invite, citoyen Ministre, à jeter un coup d'oeil sur les journaux ci-inclus, de la Loire-Inférieure, vous trouverez dans les n° 466 en date du 10 brumaire dernier, une note du rédacteur analysant une petite production que le pétitionnaire a mise au théâtre de Nantes, trois décades avant les évènements des 18 et 19 du même mois, jouée à ce théâtre les 9 et 10 du dit, et remise à la scène le 26 (voyez le n° 482 du même journal inclus), c'est-à-dire deux jours après l'arrivée du courrier, qui en apporta la nouvelle retardée alors par les rebelles qui nous cernaient, avec des changements analogues à ces évènements improvisés par l'auteur et reçus avec transport, aussi bien que la pièce.

Que ne puis-je en mettre ma copie sous les yeux du vainqueur de Lodi et de l'Égypte, il n'était pas encore en France quand je composai cet ouvrage ; ainsi, on ne m'accuserait pas de fouloir flagorner après l'évènement, un homme tout-puissant aujourd'hui ; le Consulat n'ajoute rien à sa célébrité, et j'avais déjà chanté ses triomphes aux théâtres de Rennes, Laval, Port-Malô, Dinan, Port-Brieuc, à l'époque du traité de Campo-Formio, et même avant, la chose serait aisée à vérifier.

Dans le cas, citoyen, où le soussigné ne pourrait obtenir, dans le nouvel ordre des choses, une place quelconque, soit dans les fourrages de l'armée, soit de garde-magasin, soit dans quelque direction des hôpitaux, perception des droits ou secrétariat, etc., soit à Paris, soit à Nantes, ou dans tout autre coin de la République, il demanderait alors la protection du Gouvernement d'être compris, de préférence à tous autres, son épouse et lui, dans la nouvelle entreprise relative aux spectacles en Égypte ; il tient maintenant au spectacle de Nantes (dont l'entreprise va crouler dans 15 jours) l'emploi de première haute-contre dans tous les genres d'opéra, comme il l'a ci-devant tenu dans les plus fortes villes de France après Paris ; son épouse y chanta avec succès les premières amoureuses à l'âge de 23 ans 1/2 et avec un superbe physique. Il a lui-même régi des entreprises de ce genre, et peut être très utile dans toutes les branches d'administration relatives à cet objet.

Agréez, citoyen ministre, l'estime et la parfaite considération de l'un des plus malheureux de vos concitoyens.

GLASSON-BRISSÉ, artiste dramatique au théâtre de Nantes, ci-devant maire de la commune de Nancy.

En note : (Renvoyé au Cen Mahéraut le 28 frimaire an VIII)

(Archives Nationales, F 17a1216).

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