C'est en vain que les représentants du peuple avaient cherché à changer leur victime en dénonciateur, d'Elbée n'avait menti ni à l'unité de ses principes, ni à la noblesse de son caractère.
Si sa ferme attitude leur avait un instant inspiré un étonnement mêlé d'admiration, Bourbotte, Turreau et Prieur restèrent insensibles à la pitié. La mort du généralissime des Vendéens fut décidée.
Mercier du Rocher prétend qu'il fut question de conduire d'Elbée à Paris sur sa demande "pour y découvrir des secrets importants au Salut de la République" mais que cette demande fut rejetée. Il paraît difficile d'admettre que, dans le cas où cet agonisant aurait tenté de sauver un reste de vie par une pareille trahison, les conventionnels n'aient pas saisi avec empressement l'occasion qui leur était offerte d'obtenir d'utiles renseignements et des révélations graves.
Il n'est fait d'ailleurs nulle mention de cette proposition dans leur correspondance pas plus qu'il n'y est dit un mot des offres de pacification que l'interrogatoire attribue à d'Elbée.
Quoi qu'il en soit, les conventionnels pensèrent que Turreau pourrait peut-être réussir là où ils avaient échoué. Ils chargèrent le général en chef républicain de renouveler leur tentative restée infructueuse.
Turreau était resté spectateur de l'entrevue du généralissime et des représentants du peuple, et la grandeur de la scène l'avait frappé. Fut-il sincèrement ému, ou simula-t-il la pitié pour inspirer la confiance et provoquer l'abandon ?
Après le départ des représentants, il avait osé flétrir leur attitude "inconvenante", il avait témoigné de l'intérêt et montré quelques égards à l'illustre prisonnier.
Celui-ci consenti à le recevoir et Turreau, pour rester seul avec lui, renvoie le sous-officier qu'on avait placé dans sa chambre.
La première pensée du soldat vaincu en face de son adversaire est de sauvegarder une fois encore son honneur militaire, en repoussant avec énergie toute responsabilité dans la capitulation de Noirmoutier.
Puis, démasquant aussitôt les intentions de Turreau, il l'arrête au premier mot par cette ferme déclaration, montrant ainsi qu'il ne veut pas être la dupe d'un ennemi sans pitié.
"Vous n'avez pas le projet, général, d'obtenir de moi les secrets de mon parti ; au reste, je le crois perdu. Que d'autres achèvent de se déshonorer ; quand à moi, j'ai prouvé que je ne redoutais ps la mort."
D'Elbée a tenu sa parole ; il n'a dit que ce qu'il a voulu dire ; Turreau déclare qu'il refusa de répondre à tout ce qui pouvait compromettre la situation de son parti.
Cependant le coeur du Vendéen laisse échapper des regrets. Au souvenir de ses projets compromis, de ses avis méprisés, de son autorité méconnue, le généralissime fait un douloureux retour sur le passé, et s'ouvre librement sur les causes de la prospérité et de la décadence du parti royaliste.
"Nous nous sommes perdus nous-mêmes, dit-il, c'est notre désunion qui vous a fait triompher. Les Bretons devaient faire une puissante diversion et il n'y a eu que de l'incertitude et de la faiblesse dans leurs mouvements."
Comme Turreau insiste et demande : "Vous avez encore beaucoup d'hommes ?"
"Qu'importe, réplique-t-il, qu'il y ait des soldats où il n'y a pas de chefs et de munitions ... Nous avons été bien mal secondés par MM. les gentilshommes bretons ; il n'y avait là qu'un homme capable de faire de grandes choses."
"De qui parlez-vous donc ?"
"De M. de La Rouërie".
Attribuant à l'inertie de la Bretagne l'insuccès de l'attaque de Nantes, d'Elbée expose les motifs qui l'amenèrent à renoncer définitivement à toute action sur la rive droite de la Loire, et le décidèrent à diriger désormais ses opérations vers le Midi.
Il revient sur la question du passage de la Loire, et déplore ce projet qu'il avait sans cesse repoussé qu'on lui a caché jusqu'au dernier moment et qui ne pouvait, selon lui, aboutir qu'à un désastre.
"Dès que je vis qu'on était décidé à passer la Loire, je désespérai entièrement de la cause royale et me déterminai à choisir un lieu où je pourrai mourir tranquillement."
Et le souvenir de l'irrémédiable désastre que vient de subir la Grande-Armée, autrefois victorieuse sous son commandement, renouvelle ses regrets de n'avoir pas été écouté. Le généralissime condamne les intrigues et les ambitions personnelles qui ont compromis la cause royale et juge sévèrement les conspirateurs du passage de la Loire.
"MM. d'Autichamp et de Talmont voulaient passer la Loire, le premier pour s'emparer d'un port de mer ou marcher sur Paris, le second pour s'établir dans ce qu'il appelait ses Etats de Laval et devenir chef de parti ; ces projets étaient extravagants. C'est l'ambition de ces deux officiers généraux qui a causé tous nos désastres."
Il peint Talmont comme "un jeune homme fier et fougueux mais sans moyens et timide au fond ; il rappelle que ce fut à ses conseils et au peu d'accord et de subordination qui existait entre les chefs qu'on doit la ruine du parti."
Ce qu'il condamne surtout c'est l'esprit de particularisme de Charette ; ce fut le ... (illisible) le plus actif de cette cohésion nécessaire de toutes les forces de la Vendée, de cette union dans un but commun que le généralissime n'a sans cesse réclamée et proclamée par la parole et par l'exemple.
"C'est l'ambition de M. Charette, son ignorance, son obstination à s'isoler, à séparer ses opérations de celles de la Grande-Armée qui nous ont fait manquer les opérations les plus importantes."
Il ne lui accorde pas de grands talents militaires, mais le considèrent comme un "excellent voltigeur" et dans une vue prophétique de l'avenir, déclare "qu'on aura de la peine à le réduire."
En revanche, le généralissime parle avec éloge des officiers plus modestes dont le courage et le désintéressement ont bien servi la cause royaliste. Il regardait Stofflet et Piron comme des officiers très utiles ... Mais son coeur se serre au souvenir du fidèle ami dont il déplore la perte, de M. de Bonchamps, qu'il appelle "le brave", qu'il considère comme "le meilleur officier général de l'armée."
Sa noble franchise s'élevant au-dessus des considérations humaines, jugeait sans crainte et avec une égale impartialité les fautes et les faiblesses de ceux qui tiennent cependant son sort dans leurs mains. Il ne craint pas de condamner les désordres des armées républicaines, de relever l'impéritie de ses généraux et de flétrir "le despotisme des proconsuls".
Turreau est resté frappé de la lucidité de son esprit, de la netteté de ses vues et de la sûreté de son jugement. Il en parlait, dit-il, comme un chef éclairé.
Aussi, rend-il pleine justice à des talents militaires, qu'il avait eu, plus que tout autre, l'occasion de connaître et de craindre.
"Militaire consommé, d'Elbée avait formé les Vendéens à la manière de combattre la plus convenable à la totalité et au génie de ce peuple. Convaincu que le succès de la plupart des batailles dépend de la violence du premier choc, par conséquent que les chances sont en faveur d'une attaque violente et impétueuse, surtout dans un pays haché et couvert, où il est presque impossible de rallier une armée rompue, il ménageait toujours au rebelles les avantages de l'agression. Jamais il ne se laissait attaquer, même supérieur en force, même dans une position favorable à la défense. C'est l'art avec lequel il combinait, il dirigeait ses attaques, avec lequel il savait donner à la charge de ses troupes, une action, une impulsion si rapide qu'elle était pour ainsi dire irrésistible, quoiqu'il se battit presque toujours en ordre parallèle, c'est son habileté à dérober et à tourner l'ennemi, à éviter l'engagement de sa cavalerie toujours trop faible pour s'en promettre des succès, à la placer en seconde ligne, et à rendre par ses dispositions, la nôtre inutile ou contraire, à employer peu d'artillerie, à prévoir et à calculer si bien les suites d'une affaire, que la défaite lui causât peu de pertes, et que la victoire lui procurât des avantages considérables, enfin c'est son système d'agir toujours en masse contre l'armée républicaine que les circonstances, et quelquefois l'ignorance de ses généraux, ne faisaient agir que par fractions, qui lui ont fait remporter vingt victoires signalées. Ses lieutenants ont été battus toutes les fois qu'ils se sont écartés de ses principes."
Le Chef éclairé, le patriote royaliste, s'est prononcé devant Turreau sur la question de l'appel à l'étranger et ses paroles viennent préciser le but et les moyens d'une insurrection qui voulait "redonner au royaume son ancienne splendeur" par la fédération des royalistes de l'intérieur. Elles affirment l'indépendance et le patriotisme de la Vendée.
"Nous n'avions pas besoin des secours étrangers pour relever le trône, rendre au clergé tous ses privilèges, à la noblesse tous ses droits. Seuls, nous pouvions redonner au royaume toute sa splendeur ; l'intérieur de la France nous présentait assez de ressources pour exécuter ce dessein glorieux".
En même temps, ajoute Turreau, il mêlait quelques idées religieuses à ses idées de gloire. Aux yeux de son interlocuteur, ces sentiments ne pouvaient être, ainsi qu'il le suppose gratuitement, qu'une manifestation intéressée de fidélité aux convictions de son parti, mais il faut rendre au chrétien la sincérité du profond sentiment religieux qui a dominé sa vie.
Turreau, ne perdant pas de vue l'objet de sa mission, tente par un dernier effort de provoquer des révélations en laissant entrevoir la grâce de la vie accordée à madame d'Elbée, à ses parents, à ses amis.
"Vous êtes de braves gens, disait-il, nous aurons égard à vous".
L'ascendant de l'honneur fut plus fort que tout autre sentiment. A cette proposition, d'Elbée répond :
"Ma femme saura mourir avec la dignité d'une Vendéenne mais quand je pourrais la sauver par des aveux qui me déshonoreraient, vous n'espérez sans doute pas en obtenir de moi ; je saurai mourir, me taire et non me déshonorer.
Devant cette inébranlable fermeté, Turreau s'étonne et s'écrie : "Mais, si tu étais le maître de notre sort comme nous le sommes du tien, que nous ferais-tu ?"
"Ce que vous allez me faire !"
Ce fut le dernier mot ; il fermait tout espoir de salut et réclamait la fin de ce long martyre.
Turreau n'obtint rien de plus et dût se retirer ; mais il emportait de cette entrevue une impression de respect dont il a laissé le témoignage irrécusable dans une lettre écrite quelques jours après à l'un de ses amis :
A M. de St-B...., ancien capitaine à la suite du régiment de Rohan-Soubise
Nantes, nivôse
"Je l'ai prise cette isle de Noirmoutier avec environ dix-huit cent rebelles y compris les tués et les blessés, et vingt ou trente bouches à feu. Cy-joint un journal qui vous mettra au fait de mes opérations depuis que j'ai quitté cette ville jusqu'à mon retour. J'y ai ajouté le rapport des représentants du peuple qui étaient de la partie et vous remarquerez qu'ils n'ont pas même fait mention de moi. Je suis accoutumé à ces petites omissions qui ne m'affligent pas autrement et dont je retire quelque utilité, parce qu'elles aident à me faire connaître à la fois et l'esprit du temps et celui des grands personnages que nos circonstances politiques mettent en action. En m'emparant de Noirmoutier, j'ai fait une prise beaucoup plus importante, celle de M. d'Elbée, généralissime des armées vendéennes et promu au suprême commandement à Saumur, lors de l'invasion de cette ville par les rebelles. J'ai trouvé d'Elbée retenu dans son lit par une blessure reçue à Cholet et qui lui laisse la poitrine à jour.
Si j'en juge, par deux conversations dont l'une assez longue, que j'ai eues avec lui, ce chef de parti avait toutes les qualités nécessaires pour jouer un grand rôle. Seul dépositaire des secrets de la Rouërie à la perte duquel il attribue toutes les fautes ainsi que les échecs de ceux qu'il appelle les francs-royalistes, d'Elbée, assez habile pour avoir saisi toutes les branches de cette vaste conjuration, a donné des preuves de ses talents dans l'exécution du plan de ses prédécesseurs. Aidé de Bonchamps, le meilleur officier général des rebelles, et, blessé mortellement à Cholet dans la même journée, il a eu constamment des succès importants, malgré l'inertie, la désobéissance et quelquefois même l'opposition formelle de ses rivaux, particulièrement de Charette.
L'insurrection de la Vendée, ayant eu lieu avant le temps déterminé pour l'explosion générale, il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la comprimer et empêcher son éclat prématuré, parce que tous ses moyens d'action n'étaient pas en rapport et qu'il sentait le danger des mouvements partiels. La plus grande partie de la Bretagne, la Basse-Normandie, le Maine, une partie de l'Anjou, dont le soulèvement entrait dans le plan général étaient déjà disposés, mais on n'y avait pas encore arrêté les mesures d'exécution.
Contraint de céder au mouvement du 10 mars parce qu'il devenait également impossible de l'arrêter et dangereux de ne pas le diriger, d'Elbée tira le plus grand parti des circonstances, et quoiqu'obligé de morceler son plan, il s'attacha à augmenter la consistance de la révolte précipitée du Poitou, en obtenant des succès rapides et majeurs, motif le plus puissant pour hâter l'insurrection des provinces limitrophes.
Ce qui, selon moi, fait honneur à d'Elbée c'est qu'il était mécontent des secours étrangers qu'invoquaient les émigrés, qu'il n'estimait pas. Et, en effet, quand il a envoyé en Angleterre, quelques jours avant sa mort, un officier pour se procurer des moyens que Charette et ses partisans lui refusaient, c'est qu'il a vu son parti perdu, et qu'il ne lui restait plus que cette ressource.
Il m'a paru convaincu que la contre-révolution ne devait et ne pouvait s'opérer que par les moyens qu'offrait l'intérieur de la République, tous les mouvements d'opposition qui se manifestèrent au dedans obtenaient ses éloges ; il n'avait pas perdu de vue le camp de Jalès et les autres points d'appui que le midi présentait à ses entreprises. La résistance de Lyon lui semblait glorieuse, tandis qu'il ne voyait qu'avec indignation Toulon et nos escadres livrées à l'Angleterre par la plus lâche de toutes les perfidies.
Outre que cette manière de voir prouve qu'il avait bien observé et calculé les ressources des royalistes dans l'intérieur, c'est qu'elle décèle aussi un caractère de loyauté auquel il est difficile de refuser son estime, quelle que soit la bannière qu'on ait suivie."
D'Elbée a répondu avec peine aux questions réitérées et souvent indiscrètes des représentants dont la visite me semblait inconvenante. Peut-être n'était-ce ni le lieu ni le moment d'entrer dans les détails d'une victoire, qui d'ailleurs n'a pas été très difficile, devant l'homme qu'on devait faire porter au supplice le lendemain, et dont l'état de faiblesse et de souffrance méritait quelques égards.
Resté seul avec lui, et l'ayant débarrassé d'un sous-officier qu'on avait placé dans sa chambre, je n'ai pas eu de peine à le faire causer. Mais il a commencé par me déclarer que je n'obtiendrai aucun des secrets de son parti et il a tenu parole. "Général, a-t-il dit, j'espère que vous me rendrez la justice de croire que si j'avais pu seulement me tenir sur mes jambes, ce n'est pas dans mon lit que j'aurais été pris".
Il connaissait très bien tout ce qui se passait dans notre armée. Les désordres, l'ignorance de la plupart de nos officiers et le despotisme des proconsuls. Il m'a rappelé toutes les affaires où je m'étais trouvé, même celles où il n'était pas en personne. Toutes nos fautes militaires dans les diverses batailles et toutes celles de son parti lui étaient présentes et il en parlait comme en chef éclairé ; il mêlait de temps en temps quelques idées religieuses à ses idées de gloire, mais j'ai dû supposer que c'était uniquement pour donner une dernière preuve de la fidélité aux convictions de son parti.
J'ai quitté Noirmoutier le lendemain et c'est ici que j'ai appris qu'il avait été fusillé deux jours après en vertu d'un jugement de la Commission militaire qui nous suit. D'Elbée avait un physique distingué, l'élocution facile et surtout un organe très agréable ; il a fini sa carrière à quarante-deux ans.
J'ai pensé, mon ami, que vous seriez bien aise d'avoir quelques détails sur cet homme qui avait commencé un grand rôle et qui peut-être l'eût rempli, s'il eût été mieux secondé ou plutôt moins contrarié par les circonstances. Le succès de la bataille de Cholet est dû en partie à la chute de d'Elbée et de Bonchamps, frappés, pour ainsi dire à la même minute.
Adieu, je ne profiterai pas cette fois-cy de vos conseils, car je n'attends que l'ultimatum du gouvernement pour envoyer ma démission à Paris, si on ne la reçoit pas ici."
Il est rare de rencontrer dans l'histoire un pareil témoignage de respect pour un adversaire. Mais, cette fois, la force de la vérité, a fait taire la haine révolutionnaire et le mortel ennemi a été contraint de rendre un indéniable hommage à sa victime.
Et pour ajouter un dernier trait à l'honneur du héros vendéen Turreau dit encore : "d'Elbée avait tellement acquis la confiance et l'attachement des rebelles qu'après sa mort, j'ai vu des prisonniers verser des larmes lorsqu'ils entendaient prononcer son nom."
Rien ne saurait mieux glorifier la mémoire de généralissime que cette touchante manifestation d'un amour qui honore les soldats qui le témoignent autant que le chef qui l'inspire.
Et mieux encore, nous retrouvons ici l'expression de cette complète union des coeurs dans la même foi qui ralliait les paysans vendéens autour des gentilshommes choisis par eux pour faire corps et lutter ensemble à l'heure de la persécution, et pendant que, partout ailleurs, la haine et la peur divisaient les classes, isolaient l'individu, abolissaient toute action collective, la Vendée avait vu jaillir l'entente spontanée de tout son peuple contre la tyrannie jacobine.
Marquis D'ELBEE - Revue du Bas-Poitou - 1898 (1ère livraison)