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La Maraîchine Normande
17 août 2012

LES AVENTURES DU BONHOMME QUATORZE - 5ème partie

Chroniques et légendes de la Vendée Militaire

LES AVENTURES DU BONHOMME QUATORZE

5ème partie

 

Après avoir fini leur modeste repas et s'être reposés une couple d'heures, nos voyageurs se remirent en route, dans l'espoir d'arriver à Legé avant la nuit ; mais à mesure qu'ils avançaient, l'agitation des campagnes devenait si grande, qu'ils durent nécessairement aller aux informations. Le nom de Mayençais était dans toutes les bouches. Les vieillards, les femmes et les enfants, groupés à l'entrée des villages, en faisaient des récits effrayants, et un grand nombre, frappés de terreur, chargeaient déjà leur pauvre mobilier sur des charrettes pour aller s'établir dans les bois et les genêts.

A Palluau, ils apprirent que Joly et Savin étaient partis depuis la veille avec leurs divisions, et s'étaient repliés sur Montaigu. Pendant la nuit, des courriers traversèrent les bourgs des environs, annonçant que Charette, nommé généralissime pour la circonstance, avait évacué Legé et était en pleine retraite sur Montaigu.

Cette nouvelle modifia nécessairement les projets de nos voyageurs, qui résolurent de faire une marche forcée pour tâcher de se trouver au point du jour dans les environs de cette ville. Ils partirent donc avec leur guide qui, par une nuit des plus noires et dans le dédale des chemins ombreux du Bocage qui se croisent en tous sens, savait démêler la véritable voie avec la même assurance qu'un chien de bonne race sur une piste encore fraîche.

Malgré toute leur diligence, il était près de neuf heures du matin quand ils arrivèrent auprès de Montaigu.

Tous les chemins qui viennent du côté de Legé étaient remplis d'une foule de paysans armés qui paraissaient inquiets et découragés et qui se dirigeaient vers la ville indiquée par Charette pour point de ralliement.

- Eh bien ! - dit Quatorze en abordant quelques-uns d'entr'eux - qu'est-ce qu'il y a donc ?

- Il y a, répondirent-ils, que les enragés Mayençais nous ont donné la déroute, et si la grande armée ne vient pas à notre secours, nous sommes ... flambés !

- Et le général, où est-il ?

- Le général est derrière, pardi ! est-il pas toujours le premier et le dernier au feu !

- Et c'est ainsi que vous abandonnez votre général ? dit M. de Montbriant indigné.

- Tiens ! qu'est-ce qu'il a donc celui-là ? répondirent les paysans, est-ce que ça vous regarde, vous ? ... passez votre chemin, l'ami, et taisez votre langue !

M. de Montbriant fut passablement scandalisé de cette réponse insolente, comme on le pense bien ; mais il ne devait pas tarder à se convaincre que, dans cette armée de volontaires, les officiers supérieurs eux-mêmes, qu'ils fussent gentilshommes ou paysans, n'avaient guère d'autorité que dans leur paroisse ou le canton qu'ils avaient habité et que, pour faire exécuter leurs ordres, les généraux étaient le plus souvent obligés de les faire parvenir directement aux capitaines de paroisses, qui seuls pouvaient mettre les soldats en mouvement.

Les voyageurs se consultèrent un instant pour savoir s'ils gagneraient Montaigu ou s'ils iraient au devant du général, mais comme ils étaient impatients de voir Charette, et qu'il n'était pas certain qu'il vint ce jour là même à la ville, ce fut au dernier parti qu'ils s'arrêtèrent. Ils remontèrent donc le torrent des fuyards, demandant à chaque pas où était le général, et recevant toujours la même réponse. Plus M. de Montbriant avançait, et plus il se confirmait dans la pensée que jamais ces paysans mal armés, plus mal disciplinés encore, qui faisaient leur retraite au hasard et sans aucun ordre, pussent jamais venir à bout de résister aux masses aguerries qui s'avançaient contre eux, tandis que Quatorze, qui devinait les pensées secrètes du gentilhomme, baissait la tête d'un air humilié et se dépitait intérieurement de ce qu'il eût fait connaissance avec les soldats de l'armée royale dans un moment si défavorable pour eux.

Enfin après qu'ils eurent fait encore une demi-lieue, la masse des fuyards commença à s'éclaircir, et bientôt ils se virent presque seuls sur une lande coupée de quelques maigres buissons. Déjà, ils commençaient à désespérer de rencontrer Charette, lorsqu'ils aperçurent, à cent pas d'eux, trois royalistes poursuivis par six cavaliers républicains. Deux des trois fugitifs firent franchir une haie à leurs chevaux, mais le troisième, ayant mis pied à terre, sauta par-dessus l'échalier et appela son cheval après lui. C'était une bête de moyenne taille, au poil mêlé, à laquelle on avait, selon la mode du temps, coupé la queue et les oreilles ; les paysans l'appelaient la Rouanne et tous la connaissaient parfaitement. Légère comme un cerf et docile comme un chien, elle bondit par-dessus le buisson, et vint se placer derrière son maître où elle demeura immobile.

Celui-ci, appuyant son espingole sur la barre de l'échalier, attendit ses ennemis de pied ferme.

Quand il les vit à sa portée, il fit feu, et deux des cavaliers tombèrent grièvement blessés.

Mais les autres avançaient toujours.

Prompt comme l'éclair, Quatorze abaisse son arme et renverse celui qui se trouvait en tête.

- Bien touché, morbleu ! - s'écria le royaliste en se tournant à demi vers Quatorze, et en saisissant ses pistolets dans sa ceinture - à moi, mes amis !

Mais il n'eut pas besoin de recommencer ; les Bleus, effrayés de la perte de leurs camarades et apercevant plusieurs Vendéens derrière le buisson, tournèrent bride sur le champ et décampèrent au grand galop.

- C'est fini maintenant ! dit le royaliste, en les regardant détaler - et je pense qu'ils en ont assez ! ... mais, mon cher Buor, vous aviez calomnié votre carabine, elle porte comme une vraie canardière.

- Pardon, mon général, répondit M. de Buor, ce n'est pas moi qui ai tiré, c'est ce jeune gas qui est là-bas.

Le général jeta alors les yeux sur Quatorze qui se tenait en avant des deux gentilshommes et qui rechargeait tranquillement son fusil.

Faisant quelques pas vers lui, toujours suivi de sa jument favorite :

- Peste, mon gas, lui dit-il, tu n'y vas pas de main morte au moins ! c'est bien, cela ! c'est très-bien ! ... Eh ! mais, je ne me trompe pas, c'est l'ami Quatorze, en vérité ! ... Eh ! d'où t'arraches-tu comme cela, mon brave garçon, pour t'être trouvé là à propos ?

Quatorze, flatté au dernier point d'avoir été ainsi reconnu par son général, prit un petit air modeste, et fit tant bien que mal le salut militaire qu'il avait appris des Suisses de la garde du roi réfugiés à l'armée de Charette, puis s'effaçant pour laisser voir les deux gentilshommes, il répondit :

- C'est Madame de Montbriant, mon général qui m'avait envoyé à la côte pour quérir Monsieur et M. le Chevalier de la Boulaie ; ils endèvaient (brûlaient) de se battre et ... les v'là !

- Oui, général, dit alors M. de Montbriant en saluant Charette, - nous rongions impatiemment notre frein à l'étranger ; nous avons été assez heureux pour tromper la surveillance de nos bons amis les Anglais, et nous voici prêts à combattre et à mourir pour le roi !

- Soyez les bienvenus, Messieurs ! répliqua Charette avec courtoisie ; voici le moment où il y aura de l'ouvrage pour tout le monde.

- J'étais capitaine au régiment de Hainaut, continua M. de Montbriant, où je commandais la première compagnie du deuxième bataillon ; puis-je espérer que vous voudrez bien me donner un commandement dans votre armée, ainsi qu'à mon jeune parent que voici ?

- Ah ! bon, nous y voilà ! ... pense Charette intérieurement, ils en sont tous là ! puis, fronçant légèrement le sourcil, il répondit :

- Mais sans doute, Messieurs ! ... nous songerons à cela ... nous verrons ... nous trouverons toujours à vous employer utilement pour le service de Sa Majesté.

La réponse embarrassée de Charette se comprenait à merveille ; son autorité était encore fort contestée par la plupart des chefs de divisions qui commmandaient dans la Basse-Vendée, et ne s'étendait guère que sur son corps d'armée où les grades étaient, en grande partie, occupés par des paysans infiniment précieux dans une guerre de cette nature. Il eut été souverainement injuste et impolitique même de les en priver, et Charette avait été, bien des fois déjà, obligé de lutter contre les prétentions de quelques nouveaux débarqués qui ne comprenaient ni les exigences de sa position, ni l'esprit tout à fait exceptionnel de ce soulèvement populaire.

Par un sentiment de fierté, mal placée peut-être, mais excusable chez un vieux gentilhomme encore ignorant des hommes et des choses de ce pays, M. de Montbriant un peu piqué de la froideur avec laquelle Charrette avait reçu ses ouvertures, ne revint plus sur le même sujet, et la conversation prit bientôt un autre jour.

- Messieurs, dit Charette, nous voici près de Montaigu où est le rendez-vous général ; je suis las d'être à cheval depuis le matin ; si vous voulez bien m'accompagner, nous ferons route ensemble jusque-là ; mais je regrette beaucoup de ne pouvoir vous présenter moi-même à Mesdames de Montbriant ; car depuis huit jours elles ont quitté Legé où elles ont fait un séjour trop court pour nous ; elles se sont retirées, m'a-t-on dit, du côté de Tiffauges.

- Ah ! je ne savais pas ! - fit M. de Montbriant désappointé - j'espérais ... Eh ! bien Gusty, tu sais sans doute où sont ces dames ?

- Mon Dieu, non, notre maître ! je les avais laissées à Legé, moi ; mais soyez tranquille, si la division de M. Joly est à Montaigu, je le saurai bien, parce que Vincent Bernard n'est point à l'apprendre à l'heure qu'il est.

- Oui, dit Charette, j'ai su que Joly s'était replié dès hier matin sur Montaigu, et je compte bien l'y trouver.

- Je vous suis on ne peut plus obligé, générqal - dit alors le vieux gentilhomme un peu rassuré - d'avoir bien voulu me donner ces renseignements sur mes affaires particulières ; permettez-moi maintenant de vous parler des vôtres ... ou des nôtres, si je puis m'exprimer ainsi. Je suis heureux, véritablement heureux de vous avoir enfin rencontré ; mais je suis désolé que ce soit dans un pareil moment.

- Comment donc, monsieur ? Que voulez-vous dire ? - répondit Charette en se redressant d'un air sérieux et presque sévère - il me semble que le moment n'est pas mal choisi, puisque c'est l'heure du danger, et du danger le plus sérieux que nous ayons jamais couru.

- Oh ! général ..., dit M. de Montbriant un peu offensé - vous ne m'avez pas compris ! je veux parler de l'échec ... c'est-à-dire de l'abandon où vous ont laissé vos soldats aujourd'hui.

- Mes soldats ! ... mais ils ne m'ont nullement abandonné, soyez-en sûr ! C'est moi qui leur ai tout le premier commandé de se disperser, comme nous faisons toujours quand nous ne sommes pas les plus forts. Vous verrez demain matin s'ils m'ont abandonné, les braves gens !

- Mais il me semble - dit M. de Montbriant, en hésitant à chaque mot dans la crainte de choquer le général - il me semble qu'ils n'ont pas opéré leur retraite d'après les règles ... les principes ... que vous connaissez certainement mieux que moi, général ?

- Ah ! ah ! fit Charette en riant, nous ne sommes plus au régiment de Hainaut, mon cher monsieur, et tous les grands principes de Folard, seraient ici parfaitement en défaut. Nous avons notre stratégie à nous, stratégie née de la configuration du pays ainsi que de l'humeur des habitants, et l'expérience m'a prouvé que c'est la meilleure pour nous. Je sais bien que ces messieurs du haut pays aiment à procéder par grandes masses, mais pour moi, ce n'est pas mon avis ; et l'éclat des grandes victoires ne me tente pas au point de me faire abandonner un système qui me permet de résister avec succès à des forces bien supérieures, et qui doit, à la longue lasser les nombreux ennemis que nous avons à combattre.

C'est fait que Charette leur révélait le secret de cette tactique qui lui réussit si bien depuis, et qui aurait peut-être sauvé la Vendée, si elle eût été adoptée plus généralement. Il continua longtemps sur ce sujet, développant ses idées sur la guerre actuelle, sur les ressources de son parti et les chances dont on pouvait raisonnablement se flatter, et cela avec une hauteur de vues, une finesse d'aperçus et une verve tellement entrainante, que dans ce causeur si spirituel et en même temps si profond, on pouvait dès ce moment pressentir l'homme de génie, et l'un des héros les plus illustres de la Vendée.

Il n'y avait rien chez le général Charette qui sentit le théoricien empesé dogmatisant avec poids et mesure sur le grand art de la guerre. Sa parole était enjouée, incisive, étincelante de mots heureux et de chevaleresques élans. Son costume composé d'une veste de drap vert chargée de brandebourgs, d'un pantalon collant avec des bottes à retroussis, d'un chapeau à la Henri Quatre, orné de deux galons d'or et d'un énorme panache blanc, le faisait plutôt ressembler à un officier de hussards qu'à un général d'armée ; mais l'éclat et la profondeur de son regard, la noblesse élégante et un peu impérieuse de son geste, tout indiquait un homme né pour le commandement, et capable de grandes choses.

De tous les chefs de la Vendée, pas un n'a été plus impitoyablement déchiré par ses ennemis. Les agneaux de la Révolution l'ont souvent accusé de cruauté, et les écrivains patriotes, ces moralistes sévères - comme chacun sait - lui ont fait un crime du faste et de l'éclat de ses fêtes. Si nous en croyions tout ce que la passion a vomi contre sa mémoire, il ne tiendrait qu'à nous de ne voir en lui qu'un tyran sanguinaire, un brutal débauché, véritable type des brigands de comédie ; mais, heureusement, les traditions des châteaux et celle des chaumières ont depuis longtemps fait justice de ces accusations haineuses, et rendu à cette grande figure historique l'éclat et la splendeur qui lui étaient dues.

Quoiqu'il en soit, le chevalier de la Boulaie, complètement sous le charme de cette brillante conversation, écoutait avec une admiration avide, et M. de Montbriant lui-même, s'il n'était pas encore convaincu, ne pouvait du moins, malgré ses préventions de vieux tacticien, s'empêcher de rendre justice à la sagacité et à la grandeur des conceptions de ce marin transformé si promptement en général des armées de terre de Sa Majesté.

Après avoir mis nos gentilshommes au courant des évènements de la guerre, et leur avoir fait comprendre quel était le véritable esprit des paysans, et la manière dont ils avaient entrepris cette levée de boucliers, il ajouta :

- Nous sommes maintenant dans un moment de crise. Je recule parce que je suis attaqué par des forces infiniment supérieures aux miennes ; mais j'ai derrière moi l'armée d'Anjou et celle du Haut-Poitou, et je ne doute pas un instant qu'elles ne viennent à mon secours ; car si elles me laissaient écraser, le salut de la Vendée serait gravement compromis.

Comme ils s'en allaient ainsi devisant et qu'ils approchaient de Montaigu, ils se trouvèrent tout à coup face à face avec notre ancienne connaissance le cousin Mirabeau, qui débouchait d'un chemin creux en compagnie de deux petites filles de douze ou treize ans. Les deux enfants marchaient en se tenant par la main et pleuraient à chaudes larmes, tandis que Mirabeau paraissait employer toute son éloquence pour essayer de les consoler.

- Oh ! oh ! fit Charette, en les apercevant ; qu'y a-t-il donc, mes enfants ? et qu'avez-vous à pleurer ?

- Mon général, ce sont les Bleus, sauf votre respect ! ... puis poussant le coude à ses compagnes : - "Faites donc la révérence, filles, c'est le général !" - et les petites filles ayant fait la plus belle de leurs révérences : - "Ce sont les Bleus qui ont tué la mère de ces deux drôlesses (Ce mot, dans la Vendée, ne se prend point en mauvaise part : il signifie petite fille)

- Oui ! ... et où cela ? contez-moi donc ça, mes pauvres petites !

- Ah ! monsieur le général - commença la plus âgée qui, malgré sa douleur, paraissait n'avoir rien perdu de l'agilité de sa langue, et qui ressemblait tout à fait à ce qu'on appelle dans le peuple - une Marie-bon-bec - Si vous saviez ! ils ont tué notre pauvre mère, ces damnés huguenots ! ... Voilà que nous étions tretous, ma défunte mère et moi avec ma soeur Marie qui est là, et mes deux petits frères Joset et Driot, bien tranquillement dans notre maison qui est là-bas dans le village, de contre celle à mon oncle Thomas, vous savez ? ... Tout d'un coup, ils ont crié dans le village : V'là les Bleus ! v'là les Bleus ! ... "Sauvons-nous mes enfants ! Sauvons-nous !" que dit ma mère, et puis elle prend le petit Driot à con cou, Joset s'accroche à sa devantière et v'là en route ! Pas plus tôt que nous avons été rendus sur la côtière aux ajoncs : boum ! boum ! boum ! ... v'là que nous entendons résonner des coups de fusil et notre pauvre mère tombe tout de son long étendue dans une raise, et moi et Marie, nous n'avons jamais pu venir à bout de la relever. Elle saignait ! elle saignait ! que ça faisait pitié ! ...

- Oh ! mes enfants ! nous dit-elle, cachez-vous ! cachez-vous vite là-bas, dans les buissons ; moi je vais me traîner parmi ces ouailles, ils ne me verront peut-être pas ... adieu ! ... adieu !

Alors voyez-vous, mon bon Monsieur, la peur nous a prises et nous nous sommes sauvées dans une boillée (touffe) de châtaignier d'où nous voyions notre pauvre mère qui ne grouillait plus. Le petit Driot qui était tombé à côté d'elle braillait comme un petit agneau, bonnes gens ! et Joset ne décessait de la tirer par son tablier tant qu'il pouvait : "Eveillez-vous donc, ma mère ! qu'il disait, éveillez-vous donc ! j'ai peur ! je voudrais m'en aller !" Mais rien ! ... la pauvre mère était morte !

 

Ici, la petite paysanne fut interrompue par ses sanglots, puis encouragée par Charette, elle continua :

- Enfin, à fine force d'appeler à nous notre frère Joset, il vint nous trouver dans notre cache, et nous attendions en priant le bon Dieu très fort, quand voilà tout d'un coup un cavalier bleu qui arrive et qui arrête sa monture devant notre mère.

- Mon Dieu ! qu'il dit tout haut, c'est-y bien possible de voir des horreurs comme ça !

En même temps, il descend de cheval, il prend son mouchoir, le noue par les deux bouts, met le petit Driot dedans et le suspend à son bras comme dans un petit berceau, et puis il remonde à cheval et s'en va. Que veut-il en faire, monsieur le général ? mon Dieu ! mon Dieu ! que veut-il faire de mon pauvre petit frère ? Il y en a qui disent comme ça qu'ils mangent les petits enfants ; c'est-y vrai, ça, monsieur le général ?

Malgré l'impression de profonde commisération qu'éprouvait Charette en entendant ce récit touchant, il ne put s'empêcher de sourire à cette question naïve, et présumant avec raison que l'action du républicain n'était autre chose qu'un mouvement de généreuse compassion, il rassura la petite fille avec bonté et l'engagea à continuer.

- Eh ! bien donc, comme les Bleus n'arrivaient pas, j'ai passé la tête bien doucement entre les branches et j'ai regardé tout à l'entour de nous : il n'y avait rien ! pour lors nous sommes sorties de notre cache, et comme Joset ne pouvait plus marcher, à force qu'il tremblait, nous l'avons donné à porter à une voisine qui rentrait à son logis, et nous avons été dire le chapelet à côté de notre mère. Mais, mon bon monsieur, comme nous ne voyions plus rien à cause que nous pleurions si fort, voilà que tout d'un coup les Bleus arrivent sur nous en jurant comme des païens, et de genoux que nous étions, ils nous font lever à coups de crosse de fusil, et nous emmènent du côté de Vieillevigne. Quand nous avons été arrivées à la croix des Bois-Gâts, en voilà un qui dit comme ça :

- Ces petites drôlesses m'embêtent pourtant bien avec leurs cris ! fusillons-les ?

- Ca va ! dit un autre ; aussi bien qu'en ferions-nous à notre cantonnement ? Bah ! fusillons-les ! ... Dame ! qui est-ce qui tremblait de tout son corps, monsieur le général ? c'était nous, allez ! ... nous voilà donc toutes deux à genoux, à demi-mortes, que nous ne pouvions seulement pas nous rappeler nos prières, durant que les soldats faisaient sonner leurs armes dans leurs mains. Moi, j'avais fermé les yeux pour ne pas voir venir la mort ; mais voyant que ça tardait, je les rouvre un moment et je peux pas m'empêcher de dire tout haut : Faut-il avoir du malheur ! nous que notre père est avec vous autres !

- Comment ça ? dit un des Bleus, que chante-t-elle celle-là ?

- Oui, dit un autre, qu'entends-tu par là ... que ton père est avec nous ?

- C'est la vérité ! que je leur dis, mon père est charpentier de son état, et vous l'avez emmené pour travailler chez vous.

- Comment qu'il s'appelle ton père ?

- Il se nomme Conté.

- Ah ! oui, Conté ! le citoyen Conté ; je le connais, moi, il travaille à La Rochelle aux affûts de canon, mêmement que c'est un crâne ouvrier, à ce qu'on dit.

- Eh bien ! ça nous a sauvé la vie, ça, monsieur le général ! ils savaient pas apparemment que notre père avait été emmené de force, de manière qu'ils se sont regardés les uns les autres, ils ont parlé un moment ensemble, et puis celui qui avait l'air du commandant nous a dit comme ça :

- Allons, petites vermines ! je veux bien croire que votre père est un bon patriote, puisqu'il travaille pour la République ... décampez maintenant, plus vite que ça ! et tâchez de ne pas vous trouver une autre fois sur notre passage.

Et ils nous ont laissé aller.

Dame ! vous pensez bien, mon bon monsieur, que nous ne nous le sommes pas fait dire deux fois ! nous avons fui tant que nos jambes ont pu nous porter, et il y avait bien longtemps que nous courions comme ça, sans savoir où nous allions, quand nous avons rencontré ce brave homme. Nous nous sommes jetées à lui, parce que nous avons bien vu qu'il était du pays ; et puis, dame ... je saurais plus que vous dire, monsieur le général !

Quand la petite paysanne eut fini son récit, bien des fois interrompu par ses larmes, Charette se tourne vers les émigrés, et leur dit :

- Eh bien ! messieurs, que pensez-vous de cette manière de faire la guerre ? Voilà pourtant comme on nous traite par ici ! et encore n'est-ce rien, cela ! et ces pauvres enfants peuvent se vanter d'avoir eu du bonheur, car il n'y en pas un sur cent qui puisse espérer de rencontrer une pareille chance !

Puis, s'adressant à Mirabeau :

- Je te recommande ces petites, entends-tu, mon brave ? Conduis-les où elles voudront aller, et, ce soir, viens me trouver à mon logement, je te récompenserai ... Pour vous, mes pauvres petites, tenez, prenez ce louis d'or, faites enterrer votre mère et priez bien le bon Dieu pour elle ... Adieu !

Et Charette, continuant son chemin, arriva, bientôt à Montaigu, suivi de ses compagnons.

...  à suivre ...

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