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La Maraîchine Normande
17 août 2012

LES AVENTURES DU BONHOMME QUATORZE - 6ème partie

Chroniques et légendes de la Vendée Militaire

LES AVENTURES DU BONHOMME QUATORZE

6ème partie

 

L'épisode que nous venons de raconter était plus instructif et plus éloquent à lui seul que tous les commentaires et les explications de Charette lui-même, et M. de Montbriant comprit, dès ce moment, la haine profonde que les Vendéens avaient vouée à la République et aux exécuteurs de ses hautes-oeuvres. Il n'avait pas l'idée de pareilles atrocités, et pour trouver des guerriers qui se faisaient ainsi un plaisir d'égorger des femmes et des enfants, il était obligé de remonter aux jours de sa jeunesse, du temps où, cantonné dans son petit fort des rives du Saint-Laurent, ils guerroyaient avec les Peaux-Rouges des grands lacs d'Amérique. Il voyait clairement que l'instinct de la défense chez un peuple si cruellement traité devait nécessairement entretenir l'ardeur d'une lutte commencée sous l'empire de sentiments plus chevaleresques et plus désintéressés encore, et que ces âmes généreuses, amies de l'autorité, mais impatientes de la tyrannie, devaient être capables d'enfanter de grandes choses. Mais le spectacle qu'offrait la ville de Montaigu en ce moment n'était pas fait pour donner à un tacticien scrupuleux comme M. de Montbriant une haute idée de ce qu'on pouvait attendre de pareils soldats.

Il n'y avait pas de garde avancée et pas une sentinelle au dehors. Les portes du vieux château, la seule force de la place, étaient ouvertes à deux battants. L'unique rue de la ville était encombrée par la cavalerie et l'infanterie confondues pêle-mêle. Une multitude de femmes, portant leurs petits enfants sur leur dos, se lamentaient en appelant leurs maris ; les hommes se disputaient, et les petits boeufs du Bocage, attelés aux pièces de canon, mugissaient au milieu de cette infernale bagarre.

Mais ce qu'il y avait de plus inexplicable pour le vieux gentilhomme, c'était le calme, la figure sereine de Charette quand il se trouva parmi ce tohu-bohu, comparable aux invasions désordonnées des anciens peuples du Nord. Pas un signe de mécontentement ne parut sur ses traits, et pas un reproche ne sortit de sa bouche quand ses officiers vinrent au-devant de lui pour le recevoir et dégager le passage. Il les salue avec la courtoisie la plus parfaite, et après leur avoir présenter les deux nouveau-venus, il entra tranquillement dans le château, où un appartement lui avait été préparé.

Nos deux gentilshommes trouvèrent là une foule d'amis et de parents qui les accueillirent avec une joie si bruyante et si empressée, qu'ils n'eurent pas d'abord le temps de songer à leurs affections particulières ; mais à peine avaient-ils fini de répondre à tous les compliments et les serrements de main, qu'un grand paysan, armé de toutes pièces, avec une écharpe blanche et un énorme plumet à son chapeau, se précipité dans la salle où ils se trouvaient, et leur sauta au cou sans cérémonie.

- Mon maître ! mon cher maître ! - s'écria-t-il en serrant M. de Montbriant de manière à l'étouffer - vous voilà donc enfin ! ... Seigneur de Dieu ! que madame va donc être contente !

Le vieux gentilhomme, un peu étourdi de cette brusque accolade se dégagea doucement, rajusta sa perruque d'un air digne et regarda le paysan en face :

- Tiens ! dit-il tout à coup, c'est toi, mon pauvre Vincent ! je suis charmé de te voir !

En prenant la main du jeune gas, il la serra dans les siennes avec une véritable affection.

- Eh bien ! continua-t-il, mon cher Bernard, te voilà donc aussi toi transformé en soldat ?

- Excusez-moi, notre maître ! je suis aide-de-camp à M. Joly, à cette heure.

- Peste ! mon gas, tu as joliment fait ton chemin ! - reprit M. de Montbriant, avec un léger sourire né sans doute de la pensée de voir ce petit Vincent devenu officier ; - mais comment fais-tu pour t'en tirer ?

- Mon Dieu ! je fais comme les autres, mon cher maître ! je tâche d'être toujours au premier rang, les gas me suivent et ... ça va tout seul ! ... Mais c'est pas tout ça ! Quatorze est venu de votre part ...

- Quatorze ! ... qu'est-ce que cela ?

- Dame, c'est Gusty ! le petit Gusty ! vous savez bien mon gentilhomme ? ... c'est lui que nous appelons Quatorze ; c'est son nom de guerre.

- Ah ! je ne savais pas ...

- Eh bien ! il m'a dit que vous demandiez où sont ces dames.

Puis s'approchant de M. de Montbriant, il lui dit à l'oreille :

- Elles sont à cette heure du côté de Tiffauges, dans une petite maison bien cachée, où les Bleus ne pourront jamais les trouver. C'est chez mon oncle Chauvet à la Jarrie. Je les y ai menées moi-même, il y a huit jours, et je sais qu'elles se portent bien. Voulez-vous que je vous y fasse conduire ?

- C'est que, mon bon ami ... répondit M. de Montbriant visiblement embarrassé et paraissant lutter contre une grande tentation.

- Quoi ? notre maître ... ah ! je vois ce que c'est ! vous êtes fatigué, pas vrai ? eh bien ! je vais vous envoyer mon cheval, il est tout frais d'hier matin.

- Non, non, mon ami, ce n'est pas cela ; mais l'ennemi nous serre de près, et peut-être allons-nous être attaqués dans quelques heures.

- Il y a apparence, répondit tranquillement Bernard.

- Eh bien ! alors, tu conçois que M. le chevalier et moi, nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas nous absenter en ce moment.

- C'est vrai pourtant ça ! ... comment donc faire ?

- Mon Dieu ! il n'y a rien à faire pour le présent ; c'est un peu dur ! mais l'honneur avant tout !

- C'est bien dit, mon gentilhomme ! - repartit Vincent, en frappant dans ses mains d'un air d'enthousiasme. - Ne vous inquiétez pas, nous battrons les Bleus, et après ça vous pourrez voir nos dames tout à votre aise.

- Dieu le veuille ! mon enfant, dit M. de Montbriant, mais nous essaierons toujours.

Le lendemain vit les deux gentilshommes à cheval à la suite de Charette. C'était une place d'honneur, et en même temps la ressource de ceux qui étaient arrivés après la première heure, et qui n'avaient pu trouver de commandement. Le jeune de la Boulaie, enchanté de se voir à cheval et bien armé, ne pouvait se lasser de manier son sabre et de caracoler à droite et à gauche, toujours suivi de son fidèle Labranche, ce beau Labranche que nous avons vu au commencement de notre histoire, et qui, ravi de voir son maître, s'était attaché à lui comme son ombre. Mais c'est à peine s'il lui fut donné de faire deux ou trois charges avec la cavalerie ; car l'armée vendéenne, attaquée d'abord par la route de La Rochelle, fut surprise par une autre colonne venant de Nantes, et contrainte de reculer jusqu'à Tiffauges, devant un ennemi trop supérieur en nombre.

Arrivé là, on fut rejoint par une foule de paysans armés qui fuyaient de toutes parts devant les Bleus. Ces renforts augmentèrent considérablement les forces de Charette et ramenèrent l'espérance dans les coeurs abattus.

Dans les dernières heures de la nuit, un immense incendie apparut tout-à-coup vers le bourg de Torfou, et un long cri retentit dans les rues de Tiffauges : "Les Mayençais ! les Mayençais ! ... aux armes ! aux armes !"

En un instant, cette foule endormie et harrassée de fatigue se réveille en sursaut et se jette sur ses armes, les tambours battent, les capitaines de paroisses appellent leurs hommes dans l'obscurité ; c'est une rumeur et une confusion épouvantable. Enfin, les chefs parviennent à mettre un peu d'ordre dans cette multitude, et quand les premières lueurs du jour commencèrent à paraître, l'armée se trouva rangée en bataille sur la rive droite de la Sèvre nantaise.

Les rapports des éclaireurs ayant annoncé que l'ennemi n'était plus qu'à une petite distance, Charette monta à cheval, et se présenta sur le front de ses divisions.

- Enfants ! s'écria-t-il, je suis las de reculer ainsi sans cesse, et je veux m'arrêter ici pour vaincre ou mourir ! Si vous fuyez encore, tout est perdu ! et je vous déclare que c'est la dernière fois que vous me verrez à votre tête ! ainsi donc, en avant ! en avant !

Un immense cri de : Vive le Roi ! répondit à cette courte harangue, et l'armée entière s'ébranla sur les pas de son général.

Bientôt on aperçut les Mayençais dont les colonnes serrées s'avançaient le long de la Sèvre, précédées de leurs sapeurs qui ouvraient un passage à travers les buissons. Cette forêt de baïonnettes ondulait au loin, suivant les accidents de terrains ; mais aucun obstacle ne pouvait déranger l'alignement irréprochable de leurs bataillons. A cette vue, un long frémissement parcourut les rangs de l'armée royale, et les paysans se regardèrent avec stupeur ; car jamais encore ils n'avaient vu rien de pareil.

Charette, qui s'aperçut de ce sentiment d'hésitation, résolut de brusquer l'attaque, et se précipita sur l'ennemi à la tête de toute sa cavalerie ; mais reçu à bout portant par un feu terrible de mousqueterie, il fut vivement ramené sans avoir pu ébranler un instant cette muraille de fer.

Il y eut un moment d'attente.

Charette, debout sur ses étriers, en avant des siens, semblait dévorer du regard les masses profondes des Mayençais, et mordait le pommeau de son épée avec une telle force, qu'au dire de ses vieux compagnons d'armes, "on entendait grenacer ses dents à vingt pas de distance."

Tout-à-coup le général se tournant vers les siens :

- La division d'Aizenay, la division de Palluau, en avant ! ...

La division d'Aizenay, et celle de Palluau s'avancèrent, et s'égaillant à droite et à gauche, suivant leur tactique ordinaire, firent pleuvoir une grêle de balles sur les républicains.

- Quelle folie ! dit M. de Montrbriant, en se penchant à l'oreille du chevalier de la Boulaie ; a-t-on jamais vu faire attaquer des masses pareilles avec des tirailleurs ! C'est le cas ou jamais d'employer la manoeuvre du maréchal de Saxe à Fontenoy ; c'est du canon qu'il nous faut ici, morbleu ! du canon ! du canon !

L'évènement sembla donner raison au vieux gentilhomme, car l'ennemi avançait toujours, et les deux divisions, vivement refoulées, furent contraintes de se replier sur le corps de bataille.

- La division de Vieillevigne ! les Paydrets ! recommença Charette d'une voix tonnante.

Et l'armée répétait après lui :

- Allons, les gas de Vieillevigne et les moutons noirs ne furent pas plus heureux, et furent repoussés comme les autres.

Alors ce ne fut plus qu'un cri dans tous les rangs :

- Le Loroux ! le Loroux ! la division du Loroux !

Et le brave Prudhomme, commandant de la division du Loroux, s'avança le chapeau à la main :

- Faut-il charger, général ?

- Allez ! dit Charette.

A l'instant, cette belle division, l'élite de l'armée, se précipite à son tour sur les Mayençais.

Au bout d'une demi-heure de lutte acharnée, les gas du Loroux commençaient à mollir, et les Mayençais avançaient toujours !

L'instant est critique. Les gens de la Basse-Vendée, en voyant s'évanouir leur dernière espérance, se mirent à regarder derrière eux, et un grand nombre commençaient à prendre la déroute, lorsqu'un incident, qui avait quelque chose de sublime et de burlesque tout à la fois, les força de faire de nouveau face à l'ennemi.

Les femmes s'étaient retirées pendant la bataille dans une vallée qui débouche sur la route de Tiffauges à Torfou, et là, cachées dans les genêts ou derrière les buissons, elles priaient Dieu de tout leur coeur pour le salut de la Vendée. Tout-à-coup, Jeanne Giraudelle, cette énergique commère qui tenait autrefois d'une main si ferme le sceptre de la Croix-d'Or, ayant jeté les yeux du côté du chemin, aperçut les fuyards et à leur tête le père Oliveau, son mari, que les circonstances avaient forcé de prendre les armes, mais qui n'avait jamais eu, hélas ! la moindre étincelle du feu sacré qui animait sa virile moitié.

Saisir une branche de bois mort, escalader le talus de la route et tomber à bras raccourcis sur son timide époux, tout cela fut l'affaire d'un moment.

- Ah ! lâche ! ... ah ! gredin ! ... ah ! soldat de deux sous, va ! criait-elle de toute la force de ses poumons, tandis qu'à chaque épithète son bras vigoureux tombait sur le pauvre aubergiste. - Je t'apprendrai, moi, à te sauver comme ça ! veux-tu bien retourner au combat, chien que tu es, ou je t'étrangle de mes deux mains !

Sa grande taille, ses yeux flamboyants, ses cheveux noirs qui s'échappaient à flots de dessous sa coiffe posée de travers, le lieu de la scène tout parsemé de rochers et de chênes séculaires, tout contribuait à lui donner l'air de quelque prophétesse des anciens gaulois, et les fuyards, frappés de cette apparition, s'arrêtèrent un instant. Les autre femmes, animées par l'exemple de Jeanne, se précipitèrent à sa suite, et firent si bien, par leur menaces et par leurs prières, que les plus timides, honteux et confus, reprirent, la tête basse, le chemin du champ de batailles.

Ils y arrivèrent au moment où des cris de joie et d'enthousiasme partis des entrailles de cette armée tout à l'heure si morne et si découragée, dominaient le fracas de la bataille, et retentissaient au loin comme la grande voix du tonnerre. Du côté de Chollet, on voyait apparaître et se dessiner, sur les masses noires de la forêt de Longeron, les habits gris-bleus des Angevins, commandés par l'illustre Bonchamps, qui s'avançaient vers le lieu du combat, salués par les acclamations de tout un peuple en péril : c'était l'avant-garde de la grande armée qui venait au secours de Charette.

Il ne nous appartient pas de décrire ici toutes les péripéties de cette lutte gigantesque, l'une des pages les plus héroïques de l'histoire de notre héroïque Vendée. On sait qu'électrisée à la vue du secours qui lui arrivait, l'armée du Bas-Poitou se précipita tout entière avec son général sur les républicains, tandis que Bonchamps, à la tête de ses Angevins non moins braves et mieux disciplinés, les attaquait sur un autre point avec la même vigueur. On connaît l'appel suprême de Lescure invitant les plus braves à mourir avec lui, et la réponse des immortelles paroisses des Echaubroignes et d'Izernay. On sait enfin l'acharnement du combat, l'ivresse de la victoire et le désespoir des Mayençais qui ne pouvaient se consoler d'avoir été vaincus par "des paysans en sabots" !

Nous abandonnerons donc le champ de bataille, et nous conduirons le lecteur dans un lieu si paisible et si isolé, que l'on y entendait à peine les retentissements lointains de la guerre.

Sur l'un de ces petits affluents profondément encaissés qui viennent, en murmurant aux pieds des aulnes, verser leurs eaux limpides dans la Sèvre nantaise, s'élevait - si l'on peut se servir de ce mot ambitieux - une maisonnette de chétive apparence, adossée contre un rocher de granit presque perpendiculaire. Grâce à la couleur de ses murailles que le temps avait revêtues d'une teinte grisâtre, à ses tuiles couvertes de mousse et de cette espèce de plante grasse qui est - comme on sait au village - un excellent préservatif contre le tonnerre, il était presque impossible d'apercevoir la chaumière au milieu des arbres touffus qui l'encombraient au midi. Rien n'indiquait, du reste, la présence de l'homme dans ce lieu solitaire. Aucun sentier battu ne paraissait aux environs. Les ondulations des sillons commençaient à s'effacer dans les champs voisins sous un tapis de bruyères. Les échaliers étaient obstrués par les grands bras des ronces et des églantiers qui s'avançaient comme les tentacules gigantesques de quelque animal sauvage caché dans l'épaisseur des buissons. Tout était calme, silencieux et désert, et l'on n'y entendait pas même le chant du coq ou les abois du chien de la maison, ces deux voix amies du voyageur égaré dans le Bocage.

Et pourtant, jamais ce taudis perdu dans les bois n'avait abrité une si nombreuse compagnie, si ce n'est aux veillées de la Toussaint. Elle se composait de deux hommes et de cinq femmes de différents âges, tous portant le costume des paysans vendéens des bords de Sèvre.

Ils étaient, en ce moment, à genoux sur la terre nue de la cabane, pendant que l'une des femmes lisait à haute voix les Psaumes de la pénitence, dans un beau livre à fermoirs de vermeil. La magnificence de ce livre en un lieu pareil, la prononciation facile, harmonieuse et pure de la lectrice, la blancheur de ses mains, et je ne sais quelle grâce contenue ou embarrassée sous ses habits grossiers, eussent été des indices plus que suffisants pour la rendre suspecte à des yeux républicains, si quelque regard profane avait pu pénétrer dans ce modeste sanctuaire. En examinant de près quelques-uns des autres personnages qui priaient à côté d'elle, on serait nécessairement arrivé aux mêmes conclusions. Par exemple, l'une des femmes tenait d'une main un mouchoir de baptiste, et de l'autre, passait fréquemment sous son nez crochu un petit flacon de senteur, tandis que le moins âgé des paysans, comme un homme complètement désorienté, semblait étudier ses poches avec une préoccupation visible, et cherchait à chaque instant sa tabatière d'argent dans les profondeurs encore mal connues de son habit de bure.

A tous ces indices, il était aisé de voir que la plupart des personnes qui se trouvaient là avaient revêtu un costume de circonstance auquel elles n'étaient pas encore habituées. Dans ces aristocrates, si mal déguisés, nos lecteurs ont peut-être déjà reconnu mesdames de Montbriant, accompagnées de Mlle La Roselière, de Mariannette et de M. Hubelin, le sénéchal, que nous avions perdu de vue depuis si longtemps.

Ces dames, que nous avions laissées au quartier-général de Legé, n'avaient pu se faire aux habitudes bruyantes du camp de Charette où tout retentissait sans cesse du fracas de la guerre et des joyeux éclats du plaisir. Elles ne ressentaient nullement ce besoin de distraction dont la recherche est déjà la marque d'un coeur à demi-consolé, et comme toutes les âmes d'élite auxquelles Dieu se plaît à parler dans le silence des passions humaines, elles ne redoutaient point de se trouver face à face avec la douleur. Aussi n'avaient-elles fait que paraître à Legé, et déjà elles méditaient une retraite dans quelque coin ignoré, quand l'approche des Mayençais était venue donner une couleur toute naturelle à leur résolution.

Depuis qu'elles étaient cachées dans ce lieu solitaire, où Vincent Bernard les avait conduites, elles n'avaient eu qu'à s'applaudir de leur détermination, et sauf Mlle la Roselière, qui ne comprenait pas que l'on pût préférer cette vie de paysan aux splendeurs et aux enivrements du quartier-général, tous étaient également satisfaits de leur position. Si l'existence était rude et pénible pour des femmes habituées à toutes les douceurs du rang et de la fortune, la sécurité qu'elles trouvaient dans cette chaumière ignorée était une compensation immense, dans un temps où la mort planait comme un funèbre vautour sur toutes les campagnes de la Vendée. Sans les mortelles inquiétudes causées par l'absence de M. de Montbriant dont on n'avait reçu aucune nouvelle, depuis son message secret qui annonçait sa tentative de rentrée en France, Mme de Montbriant n'eût eu rien à envier aux plus heureux de ce monde si cruellement éprouvé, près duquel elle vivait ; mais c'était là l'épine de cette existence paisible qui était alors tout le bonheur de la vie, le sujet constant de ses préoccupations, et la matière inépuisable de ses conversations avec sa fille. Qu'étaient devenus MM. de Montbriant et de la Boulaie ? Avaient-ils pu débarquer en France ? Gusty les avait-il rencontrés ? Vivaient-ils encore ? ... Tel était le cercle fatal dans lequel tournaient tous leurs entretiens, et les jours succédaient aux jours sans apporter de solution à ces questions redoutables.

Ce jour-là, on avait entendu dès le matin une terrible fusillade du côté de Torfou ; mais le bruit se rapprochait parfois d'une façon si inquiétante, que ni le bonhomme Chauvet, le vieil hôte de ces dames, ni le timide sénéchal n'avaient osé gravir les coteaux voisins, pour savoir ce qui se passait. On avait donc attendu en silence, confiants dans l'isolement de la chaumière et encore plus en la bonté de Dieu, et Mme de Montbriant avait proposé une prière pour calmer l'agitation de son petit cercle, et attirer les bénédictions du ciel sur les armées du roi.

Dans la soirée, les bruits qui se perdaient peu à peu du côté de Clisson, ayant complètement cessé, le vieillard et M. Hubelin grimpèrent avec précaution sur les collines ; mais quelques décharges à de longs intervalles, quelques coups de feu isolés, des clameurs lointaines et des tourbillons de fumée vers les hauteur de Boussay, furent tout ce qu'ils purent recueillir, et ils revinrent au logis sans avoir rencontré personne qui pût leur donner des nouvelles.

Pendant qu'ils étaient ainsi livrés à mille inquiétudes, deux hommes rôdaient autour de la maisonnette, paraissant étudier le terrain et chercher à se reconnaître au milieu de ce fouillis de luxuriante végétation. L'un d'eux était évidemment un soldat de l'armée royale, car il était armé jusqu'aux dents, et son chapeau, troué en plusieurs endroits, était orné d'une large cocarde blanche. Sa figure était encore toute noire de poudre et de la fumée du combat ; mais il marchait la tête basse, l'air consterné, et toute son attitude ressemblait plutôt à celle d'un vaincu, qu'à celle d'un homme qui venait de prendre une part honorable à l'une des plus brillantes victoires que son parti eût jamais remportées.

L'autre personnage, beaucoup plus âgé, et qui paraissait aussi abattu que lui, portait un costume plus sévère, quoiqu'il ne fût guère plus magnifique ; mais il avait dans toute sa personne quelque chose de placide et de distingué qui accusait des habitudes plus pacifiques et un rang plus élevé que celui de son compagnon.

Après avoir regardé avec attention à travers le feuillage, le soldat fit signe à l'autre, et lui montrant du doigt l'espèce d'ermitage qu'il avait enfin découvert, il lui dit :

- Nous y v'là, monsieur le curé, mais vrai, comme je le dis, les jambes me tremblent si fort que jamais je n'aurai le courage d'entrer.

- Eh ! crois-tu donc que je suis plus tranquille que toi, mon pauvre Gusty ? répondit l'ecclésiastique, d'une voix émue. Mais le champ des misères humaines, c'est notre champ de bataille à nous autres, humbles combattants de l'Eglise militante, et avec la grâce de Dieu, je ne faillirai point à mon devoir ; ainsi donc, montre-moi le chemin et j'entrerai le premier dans cette triste maison.

Alors quatorze, suivant les indications minutieuses que Vincent Bernard lui avait données, écarta les branches d'un énorme massif de genêts, derrière lequel il aperçut un fossé doublé, dans lequel il s'engagea avec le curé, et qui les mena droit à la porte de la maison. Là, ils s'arrêtèrent un instant, et le vieux prêtre ayant fait le signe de croix, leva le loquet de la porte, et entra résolument dans la chambre où tout le monde était rassemblé.

- Pax vobiscum ! dit-il en étendant les mains, comme pour bénir tous les assistants.

Tous se levèrent à l'instant, et comme ils le regardaient d'un air interdit, il fit un pas vers Mme de Montbriant et lui dit :

- Eh ! quoi, madame, vous ne me reconnaissez pas ? c'est pourtant bien moi qui vous avais donné la bénédiction nuptiale ... Oui, je vous avais donné la bénédiction nuptiale, et aujourd'hui ...

Le bon vieux prêtre, suffoqué par l'émotion, ne put en dire davantage, et Mme de Montbriant, frappée du sens mystérieux de ses paroles et des larmes qui coulaient de ses yeux, devint pâle comme la mort ; mais, en vaillante chrétienne, elle resta debout devant lui, attendant le dernier coup.

- Eloignez-vous mes enfants - dit le curé aux autres personnes qui se trouvaient là - j'ai besoin de parler à ces dames en particulier.

Tous sortirent aussitôt, et le curé resta seul avec Mme de Montbriant. Le sénéchal, Mariannette et Mlle la Roselière apercevant alors Quatorze tristement appuyé sur son fusil à quelque pas de la maison ne doutèrent pas qu'un grand malheur ne fût arrivé, et l'entourèrent avec empressement. Celui-ci les emmena un peu plus loin, et leur raconta les cruels évènements qui avaient suivi l'heureux succès de la mission dont il avait été chargé par sa maîtresse, M. de Montbriant, emporté par son ardeur à la suite de Charette dans cette charge désespérée, qui avait enfin ébranlé les Mayençais, était tombé percé de coups à dix pas des bataillons ennemis. Le chevalier de la Boulaie, Vincent Bernard et d'autres étaient accourus à son secours ; un combat furieux s'était livré autour du vieux gentilhomme gisant sur le champ de bataille, et lorsque Quatorze, qui était à pied, avait pu arriver sur le lieu du combat, il n'avait plus trouvé que le maître évanoui entre les bras des cavaliers de Joly. Comme il respirait encore, on l'avait transporté à Tiffauges, où il avait repris connaissance et demandé un prêtre aussitôt. Le curé de Montaigu s'est trouvé, par bonheur, à la suite de l'armée ; le vieux gentilhomme avait pu se confesser, et même écrire, avant de mourir, à Mme de Montbriant, quelques mots que le saint prêtre avait promis de lui remettre lui-même.

Tel fut en substance le récit de Quatorze :

- J'ai vu mourir bien du monde, ajouta-t-il en sanglotant ; - mais jamais je n'oublierai notre pauvre monsieur, étendu là sur une méchante paillasse, baisant, comme un vrai saint du paradis, le petit crucifix suspendu à son cou ... Voilà-t-il pas que tout d'un coup il m'a vu au pied de son lit, que j'étais à genoux, et que je priais le bon Dieu, bonnes gens ! comme je n'avais jamais prié de ma vie ! "Viens ici, qu'il m'a dit, mon Gusty, et dis-moi ce qui en est de l'armée. "Mon cher maître, que je lui dis, nous avons gagné et les Bleus sont en déroute. "Ah ! tant mieux ! tant mieux ! ... mais c'est égal, c'était de l'artillerie qu'il fallait ; "et puis, il n'a plus parlé après, de sorte que j'ai pas pu comprendre ce qu'il voulait dire ; mais il a étendu le bras, le pauvre cher monsieur, et, le croiriez-vous ? ... il a pris la main de son chétif serviteur, et il l'a serrée comme si j'avais été son ami ! ... Oh ! non, non, jamais je n'oublierai çà, voyez-vous !

Si encore, ajouta-t-il après un moment de silence, nous savions ce qu'est devenu M. le chevalier, nous n'aurions pas tout perdu au moins ; mais rien ! ... J'en ai demandé des nouvelles à tous ceux qui revenaient de la poursuite des Bleus ; pas un ne l'a vu avec le général. Il faut qu'il soit tombé dans quelque coin du champ de bataille, mais j'en aurai le coeur net avant qu'il soit deux heures, ou je perdrai mon nom ... Qui est-ce qui veut venir avec moi ?

- Moi, moi, moi ! - s'écrièrent à la fois, le sénéchal, Mariannette et le bonhomme Chauvet.

- Eh bien ! partons tout de suite, dit Quatorze, Mlle La Roselière avertira nos dames ; mais il nous faudrait une lanterne, car il fera tout-à-fait nuit quand nous serons là-bas.

- J'en ai une, fit le vieillard, et justement, il se trouve encore à la maison une des chandelles de suif que j'avais achetées pour veiller ma bonne femme, la dernière fois qu'elle a été malade ... Pas vrai, femme ?

- Oui, dit la vieille, et je m'en vas quérir tout ce qu'il vous faut.

- Apportez une serpe, la mère ; - lui cria Quatorze, qui songeait à tout, - nous pourrons en avoir besoin.

La bonne femme étant revenue avec tout ce qui était nécessaire, on se mit en route à l'instant, tandis que Mlle La Roselière et sa vieille compagne reprenaient à pas lents le chemin de la maison.

Il est certaines douleurs qu'il faut renoncer à décrire avec trop d'application. Cette analyse complaisante des souffrances intimes d'une âme courbée sous la main de Dieu nous a toujours paru frappée d'impuissance, si ce n'est de ridicule, et le lecteur peut comprendre, aussi bien que nous, les mortelles angoisses de Mme de Montbriant et de sa fille au milieu d'une pareille épreuve. Heureusement la Providence leur avait envoyé un pieux consolateur pour les préparer à ce coup affreux, et c'est sous l'influence de ses saintes exhortations qu'elles purent enfin lire les suprêmes adieux, tracés par le brave gentilhomme, à tout ce qu'il avait aimé sur la terre. Après des adieux simples et touchants, il adjurait Mme de Montbriant d'unir sa fille Marguerite avec le chevalier de la Boulaie et il leur donnait d'avance sa bénédiction, priant Dieu de la ratifier dans le ciel.

Cette dernière recommandation ne fut pas, comme on le pense bien, ce qui les frappa le plus au premier abord. Il n'y avait plus de place, en ce moment, dans le coeur de Marguerite pour un autre sentiment que celui de la douleur, et elle n'avait pas encore songé au chevalier de la Boulaie, quand sa vieille gouvernante entra discrètement dans la chambre, et, après avoir un instant mêlé ses larmes à leurs larmes, instruisit Mme de Montbriant de la disparition du chevalier et de l'expédition entreprise par Quatorze.

Ce fut une nouvelle désolation pour ces malheureuses femmes déjà si éprouvées, qui chacune de son côté avaient pensé que c'était là leur dernier appui, et Mme de Montbriant, entourant sa fille de ses bras, la serra avec une sorte d'égarement, en songeant qu'elle n'avait plus un seul protecteur sur la terre.

... à suivre ...

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