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La Maraîchine Normande
8 juin 2012

Histoire d'une tasse de crème et d'un "bon Bleu"

Histoire d'une tasse de crème et d'un "bon Bleu"

 

 

Dans ma toute "petite enfance" - laquelle me reporte pour le moins, hélas ! à une cinquantaine d'années en arrière - j'ai beaucoup connu, au bourg de la Verrie, deux bons vieillards, le père et la mère Grolleau, qui comptaient alors, chez nous, parmi les rares survivants de la Grand'Guerre.

 

Trop jeunes tous deux, en 1793, pour avoir été réellement acteurs dans le terrible drame, mais assez grands pour en avoir suivi les péripéties en qualité de témoins, ils avaient assisté à une foule de petites scènes dont tous les détails s'étaient fixés dans leur mémoire et qu'ils aimaient à raconter plus tard en y ajoutant, à l'occasion, tout ce qu'ils avaient pu apprendre à la source même, c'est-à-dire de la bouche de leurs parents, voisins et amis ayant fait le coup de feu dans les rangs des insurgés. Si bien que, lorsqu'on les mettait sur ce chapitre de leurs souvenirs, le père et la mère Grolleau étaient l'un et l'autre intarissable et - cela va sans dire - religieusement écoutés par les bambins qui, comme moi, raffolaient des "histoires" de la Grand'Guerre.

 

C'est pour avoir eu ainsi, tout enfant, la bonne fortune d'ouïr ces récits des anciens de chez nous qu'il m'a été donné, depuis, en faisant appel à mes propres souvenirs, de pouvoir recueillir et publier une foule d'épisodes parfaitement authentiques qui sont comme autant d'échos fidèles de la grande tourmente, et dont j'ai déjà utilisé une partie dans le volume des "Histoires" de la Grand'Guerre, paru il y a une douzaine d'années. Mais le déballage de mes trésors d'enfance est loin d'être terminé, et j'ai encore en réserve toute une poignée de ces joyaux traditionnistes que j'ai plaisir à glisser çà et là, de temps à autre, à la devanture quelque peu encombrée de la Vendée Historique.

 

Dans le volume précité on trouvera plusieurs emprunts aux souvenirs du père Grolleau, l'homme aux fusils et aux vipères ; mais rien encore n'avait été déballé du bagage personnel de la mère Grolleau, et c'est de ce bagage que je voudrais tirer, aujourd'hui, un échantillon.

 

 

A l'époque de la Grand'Guerre, la future mère Grolleau n'habitait point encore la Verrie. Elle avait alors six ans et, dans l'intimité de la famille, répondait au gracieux prénom de Minette. Née au village de la Gilbretière, en la paroisse de la Gaubretière, elle y résidait avec ses parents, et c'est de là qu'un soir, tous les hommes étant absents du village, elle dut s'enfuir brusquement en compagnie de sa mère, pour échapper aux Bleus qui venaient d'envahir la paroisse.

 

On était au plus fort des Colonnes infernales. Après avoir brûlé le bourg de la Gaubretière et massacré, avec des raffinements de cruauté, tous les malheureux sans défense qu'ils y  avaient surpris, les soldats de Turreau s'étaient répandus dans les villages environnants pour y continuer leur sauvage besogne. Heureusement qu'à la Gilbretière on avait entendu à temps les coups de feu des assassins et que, lorsque ceux-ci arrivèrent, ils firent buisson creux.

 

La mère de Minette, entraînant celle-ci d'une main, et, de l'autre, serrant à son cou une seconde fillette encore à la mamelle, avait donc pu échapper au premier danger. Seule avec ses deux enfants, elle avait réussi à gagner un grand champ de genêts, dans la vallée duquel se trouvait un épais fourré d'ajoncs où elle alla se blottir.

 

Elle y resta deux jours et deux nuits, entendant continuellement, tantôt au loin, tantôt plus rapprochés, les coups de feu et les blasphèmes des massacreurs qui mettaient tout à feu et à sang aux alentours, et les cris des femmes et des enfants que les meneurs de la chasse infernale parvenaient à dépister çà et là et qu'ils embrochaient au bout de leurs baïonnettes !

 

- Ne bouge pas, ma Minette, disait tout bas la mère à sa fille ; car si les méchants nous entendaient, ils viendraient nous tuer !

 

Et Minette, qui ne pouvait s'empêcher de trembler de tous ses membres et de pleurer, mais qui comprenait l'importance de la recommandation, parvenait à étouffer ses sanglots en se serrant bien fort, contre sa mère, tandis que celle-ci, elle-même toute tremblante, berçait le plus doucement possible la petite qui jusque-là, par bonheur, avait dormi aussi tranquillement que si elle eût été dans son berceau.

 

Mais la faim ne tarda pas à réveiller la nourrissonne qui, aussitôt, se mit à crier pour réclamer son habituelle nourriture.

 

Pour apaiser ces cris qui eussent pu attirer les Bleus vers la cachette, la mère s'empressa de donner le sein à l'enfant ; mais elle s'aperçut, hélas ! que la frayeur avait fait tarir son lait ! Impossible d'en avoir une seule goutte ! ... Et la petite affamée, comme bien on pense, se mit à crier de plus belle !

 

Comment faire ? ...

 

Ici je passe tout simplement la parole à Minette, qui a conté plus de vingt fois devant moi cette "histoire" et qui me l'a, pour ainsi dire, apprise par coeur :

 

"Heureusement, disait la mère Grolleau, qu'en partant de la Gilbretière, maman avait eu le temps de fourrer dans sa poche un cargnon de pain et une petite tasse de crème. Elle prit ce cargnon et me dit de le manger ; puis elle se mit à tremper dans la crème le bout de son doigt, qu'elle donnait ensuite à sucer à ma petite soeur. A force de sucer de la crème, la gamine finit par s'apaiser et par s'endormir de nouveau. Pour moi, pendant cette première nuit, il me fut impossible de fermer l'oeil, et c'est avec beaucoup de peine que je pus faire passer deux ou trois bouchées de mon cargnon, tellement j'avais si peur des Bleus dont j'entendais toujours les coups de fusil !"

 

Et cela dura ainsi non seulement toute la nuit, mais encore toute la journée du lendemain. La pauvre mère, qui, on le comprend, n'avait point elle-même le coeur de toucher au pain, ménageait tant qu'elle le pouvait la petite tasse de crème, ne donnant son doigt à sucer que lorsque l'enfant menaçait de crier trop fort.

 

La seconde nuit fut beaucoup plus dure à passer. Minette, à demi morte de peur, avait pourtant fini par s'endormir, mais la tasse de crème était plus qu'à moitié vide et le moment allait venir où la petite soeur, n'ayant plus à sucer qu'un doigt tout sec, dénoncerait certainement par ses cris la cachette ! ...

 

Dans l'après-midi du second jour, en effet, tout le fond de la tasse avait été raclé par le doigt maternel, et alors la petite soeur, qui venait de se réveiller, s'agita en poussant de faibles gémissements qui faisaient prévoir une explosion prochaine ...

 

Juste à ce moment, une patrouille de Bleus pénétrait dans le champ de genêts. Leurs jurements parvenaient jusqu'aux oreilles des fugitives, et presque aussitôt la nourrissonne, élevant le ton, se mit à brailler !

 

Tout à coup les ajoncs bruissent à quelques pas, et, au-dessus des plus hautes tiges, voici que brille la pointe d'une baïonnette !

 

- Mon Dieu ! s'écrie la mère, cette fois nous sommes perdues ! ... Prends ton chapelet, ma petite Minette, et récite-le tout bas !

 

Et elle se précipite à genoux, pour faire elle-même un dernier acte de contrition ...

 

 

L'acte de contrition n'est pas encore terminé, quand un grand diable de Bleu, à mine farouche, se dresse devant la pauvre femme qui, plus morte que vive, a pourtant l'instinct de faire un rempart de son corps à ses deux enfants ...

 

Mais, au grand étonnement de Minette et de sa mère, le Bleu se contente de dire tout bas : "pauvre brigande", fais donc taire ton enfant et sauve-toi bien vite ! mes camarades sont là-bas et vont venir ; s'ils te trouvent là, ils te tueront. Mets ta main sur la bouche de la petite pour l'empêcher de crier et f... le camp vers le champ voisin ! Quant à moi, je vais m'en retourner et dire que je n'ai rien vu."

 

La mère s'empresse d'obéir, avec un geste de reconnaissance pour ce singulier Bleu qui a déjà disparu. Elle met son mouchoir sur la bouche de la petite dont elle réussit à étouffer les cris ; puis, suivie de Minette accrochée à ses jupes, elle se sauve à toutes jambes dans la direction qui lui a été indiquée.

 

Arrivées au bas du champ de genêts, les fugitives purent entendre distinctement leur sauveur crier, d'une voix retentissante : "Camarades, inutile d'aller plus loin : il n'y a personne dans ce champ !"

 

La mère Grolleau, l'ex-Minette du temps de la Grand'Guerre, ne racontait jamais cette véridique "histoire" sans pleurer, et chaque fois elle ajoutait en guise de conclusion : "Il y avait encore tout de même un peu de bon monde parmi les Bleus ; jamais je n'oublierai celui qui nous a sauvées, maman, ma petite soeur et moi, et tous les jours que le Bon Dieu me donne je pense à lui dans mes prières du matin et du soir."

 

 

Sans jamais me lasser d'entendre répéter cette histoire, à la fin de chaque audition j'éprouvais toujours un peu de dépit : j'aurais voulu savoir ce qu'était devenu le "bon Bleu" qui avait ainsi sauvé la mère Grolleau. Malheureusement celle-ci ne le savait pas plus que moi : elle m'affirmait seulement, pour me consoler, que "sûr et certain" le Bon Dieu avait dû pardonner à ce généreux républicain ses plus gros péchés, et qu'elle ne manquerait pas de le retrouver un jour dans le Paradis, où elle comptait bien le remercier comme il le méritait.

 

De tout cela j'étais aussi assuré que la mère Grolleau paraissait l'être elle-même, - ce qui ne m'empêchait point de murmurer que l'histoire aurait été bien plus jolie si la narratrice avait pu m'apprendre ce qu'était devenu son sauveur.

 

Qui m'eût dit alors que le hasard me réservait la bonne fortune de pouvoir un jour combler cette lacune dans le récit de la bonne femme ! - C'est  pourtant ce qui m'arriva, voici dans quelles circonstances :

 

Parmi les jeunes auditeurs du ménage Grolleau, l'un des plus assidus avait été mon compatriote et regretté ami l'abbé Guitton, décédé, curé de Beaurepaire. Or, il y a environ une douzaine d'années, lorsque je voulus mettre en ordre et, au besoin, compléter mes notes sur les évènements de la Grand'Guerre, je fis appel, à propos du père et de la mère Grolleau, aux souvenirs personnels et certainement plus précis du bon abbé qui, étant de six ou sept ans plus âgé que moi, avait dû retenir beaucoup plus fidèlement les récits des deux vieillards.

 

J'allai donc trouver l'abbé Guitton et, après lui avoir rappelé l'histoire ci-dessus que tant de fois nous avions entendu raconter l'un et l'autre, je lui demandai si, par hasard, il n'aurait pas à me fournir quelques détails complémentaires sur le "bon Bleu" du champ de genêts de la Gaubretière.

 

- " Vous tombez à merveille, me dit mon vieil ami. Imaginez-vous qu'à l'époque où j'étais vicaire aux Sables-d'Olonne, je me liai avec la famille d'un ancien soldat républicain, nommé Bézagny, dont le petit-fils est aujourd'hui, là-bas, aumônier des Petites-Soeurs des Pauvres. Ce soldat Bézagny, enrôlé de force dans les armées républicaines, avait fait partie des fameuses Colonnes infernales ; mais, loin d'en approuver les horreurs, il s'était constamment appliqué et avait réussi à sauver une foule de malheureux qu'il avait ordre d'égorger, et, depuis la guerre, il s'était toujours montré excellent catholique.

 

"Dans la famille Bézagny, où j'étais tout à fait intime, on aimait beaucoup les récits de la Grand'Guerre, et, comme on savait que j'avais eu la chance d'en entendre pas mal de la bouche même d'anciens combattants de la Vendée, on me mettait souvent sur ce chapitre.

 

"Or, un jour que je défilais les aventures de la mère Grolleau miraculeusement sauvée par un "bon Bleu", la petite-fille de l'ancien soldat de la république s'écria toute émue : "Mais ce bon Bleu, c'était bien certainement mon grand'père ; car il nous a souvent raconté que, précisément ;  dans un champ de genêts près de la Gaubretière, il avait eu le bonheur, tout à fait comme vous le racontez, de sauver la vie à une pauvre femme qui s'était réfugiée là avec ses deux petites filles".

 

"Il n'y a donc pas de doute pour moi, ajouta l'abbé Guitton, c'était bien le grand'père de l'abbé Bézaguy pour lequel, sans le connaître, notre mère Grolleau adressait chaque jour au ciel de si ferventes prières."

 

C'est aussi mon avis et voilà qui prouve - du même coup- combien la bonne femme avait raison lorsqu'elle me disait que, "sûr et certain", le Bon Dieu avait dû tout pardonner à ce "bon Bleu", et qu'elle espérait pouvoir le reconnaître et le remercier un jour en Paradis. Non seulement le "bon Bleu" avait été pardonné, mais il avait reçu dès ici-bas une première récompense, puisqu'il était devenu fervent catholique et chef d'une famille chrétienne qui devait, à la seconde génération, fournir au clergé de notre diocèse l'un de ses membres les plus pieux.

 

La mère Grolleau a donc dû sûrement retrouver son sauveur en Paradis, où elle a pu apprendre à le connaître tout à son aise ... Mais je parierais presque qu'en le retrouvant la bonne femme n'aura pas manqué de lui dire : "Si seulement, pendant que vous étiez encore sur la terre, j'avais pu savoir que vous habitiez les Sables, c'est moi qui aurais vite fait le voyage avec mon bonhomme ... pour ne pas vous faire attendre si longtemps mes remerciements".

 

 

La Vendée Historique

1913 - p. 289-298

 

 

 

La Vendée Historique

1914 - p. 3 à p. 7

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