Dans le sillage d'une Petite Chouanne
Parmi les nouveaux fonctionnaires de la Restauration, arrivait à Vannes en février 1816, comme entreposeur particulier des tabacs, René-Ange Le Loutre, nommé le 12 décembre 1815 en remplacement du sieur Cholet, destitué disait la commission qui lui fut délivrée par le ministre des finances Corvetto.
Né en 1771 à Moncontour-de-Bretagne où, muni de ses diplômes d'officier de santé, il exerçait la médecine comme l'avait exercée son père pendant de longues années, René-Ange Le Loutre abandonnait une profession qu'il jugeait sans doute trop peu lucrative, dans un petit pays, en raison de ses charges de famille : il avait eu huit enfants, il lui en restait cinq en 1815. Si on avait sollicité pour lui l'entrée dans la régie des tabacs, c'est vraisemblablement parce que son père, tout en étant médecin, s'était fait lui-même, pour augmenter ses ressources, installer en 1776 comme sous-entreposeur à Moncontour.
Et c'est en récompense des services rendus par sa famille à la cause monarchique dans des temps difficiles que René-Ange se trouva pourvu de cet emploi dans le chef-lieu du Morbihan.
Moncontour, le pays de Boishardy, avait été en effet le centre de la chouannerie dans les Côtes-du-Nord, et le dévouement aux Bourbons de la famille Le Loutre fut un des plus touchants exemples d'abnégation et de modestie. Sa coopération aux expéditions ou aux simples tentatives des troupes royalistes, forcément un peu estompée, car elle n'était pas de premier plan, n'eut sans doute pas assez de relief pour être connue des historiens : seuls, des papiers conservés dans des archives familiales, nous l'ont révélée. Ce qu'il y eut de remarquable, c'est que chacun des membres tint à prendre sa place, à jouer un rôle, si effacé soit-il, dans le mouvement contre-révolutionnaire. Mais c'est surtout l'aînée des enfants, Marie-Anne, à peine âgée de vingt ans quand éclata la révolution, qui se distingua par ses initiatives. Tandis que son père qui, médecin de l'hôpital de Moncontour, avait été disgrâcié en 1792 pour ses opinions royalistes et remplacé par Goguelin, allait avec l'aîné de ses frères dans les camps des chouans pour donner leurs soins aux blessés, Marie-Anne centralisait la correspondance des officiers et s'offrait à être la dépositaire de leurs fonds. L'attestation suivante, recommandant la famille Le Loutre à la bienveillance du Souverain rend hommage à ses mérites trop peu connus :
" Nous, officiers des Armées Royales de l'Ouest, certifions que Mademoiselle Marie-Anne Le Loutre a rendu les plus grands services à la cause royale. Elle a égalé et peut-être surpassé tout ce qu'on a admiré d'héroïque dans la conduite d'un sexe qui a si souvent donné au nôtre l'exemple du courage et du dévouement, ne craignant jamais d'aller secourir nos prisonniers dans le fond des cachots, et de leur porter des moyens de salut et d'évasion.
C'était chez elle qu'on avait établi le bureau de la correspondance des royalistes avec les Princes et l'Angleterre. C'était sous sa sauvegarde qu'on avait placé les fonds qui arrivaient aux Armées Royales, et c'était elle qui en faisait la distribution. Tant de courage et de dévouement a valu à Mademoiselle Le Loutre les plus violentes persécutions : elle a été jetée dans les cachots, livrée à une cour spéciale, et son existence après tant de traverses et de dangers est un vrai miracle. Le père et le frère aîné de Mademoiselle Le Loutre, médecins, l'ont merveilleusement secondée dans tout ce qu'elle a fait pour la cause du Roi ; ils étaient les dépositaires de nos secrets ; ils allaient panser nos blessés au milieu des républicains et dans leurs cantonnements. Monsieur Victor Le Loutre qui se fait remarquer dans la garde nationale de Paris où il est capitaine de grenadiers depuis la Restauration a rivalisé de zèle et de dévouement avec sa famille, et a lui-même éprouvé de nombreuses persécutions.
Nous désirons que cette famille trouve dans les bontés de Sa Majesté la digne récompense d'une conduite que nous avons admirée et dont nous conserverons une reconnaissance qui ne s'éteindra qu'avec notre existence.
Paris, le 25 décembre 1824
Ont signé : Le Lieutenant général baron Desol de Grisolles, gouverneur du château royal de Pau, général en chef de l'ex-armée royale de Bretagne - Le maréchal de camp colonel du 5e Régiment de la garde royale, L.-B. de Courson - Le maréchal de camp Joseph Cadudal - L. de Cadudal, chef de division de l'armée royale de Bretagne - Chabron de Solilhac, membre de la Chambre des Députés, colonel lieutenant du Roi à Amiens - Le Chevalier Dufou, ancien lieutenant-colonel dans l'armée royale, qui a longtemps partagé les persécutions de Mlle Le Loutre et a une connaissance parfaite des services susmentionnés - J. Brêche, colonel directeur d'artillerie de la marine, commandant celle de l'ex-armée royale de Bretagne - De Sapinaud, lieutenant général, ancien général en chef des armées vendéennes, député - Le maréchal de camp, commandant la subdivision des Ardennes, Picquet de Boisguy - Le marquis de la Boëssière, ex-major général des armées royales de Bretagne - Le Chevalier de Margadel, ancien colonel vendéen et député du Morbihan - Le Chevalier de Sécillon, ancien colonel de l'armée royale de Bretagne - Le Chevalier de Chantreau, chef du comité royal central de Bretagne et chef de division d'Ille-et-Vilaine jusqu'en avril 1795, se trouve heureux de rendre à toute la famille Le Loutre témoignage de son zèle et de son dévouement, de l'abnégation de toutes craintes lorsqu'il s'agissait dans les temps de malheur et de mort, d'être utile à la cause de l'auguste et royale famille des Bourbons - Amédée de Béjarry, ancien Vendéen, s'est trouvé à même de connaître les services aussi nombreux qu'essentiels rendus à la cause royale par Mademoiselle Le Loutre et toute sa famille : il croit remplir un devoir en témoignant de la vérité de tous les faits exposés ci-dessus - Le Maréchal de camp, ex-général commandant le 4e Corps d'armée de la Vendée, Chevalier du Pérat.
Le Préfet des Côtes-du-Nord joint ses vives sollicitations en faveur de Mademoiselle Le Loutre à celles de ses honorables compatriotes dont le témoignage irrécusable atteste les bons et nombreux services qu'elle a rendus à la cause royale, le Comte Frotier de Bagneux".
Cette pièce dont nous avons sous les yeux l'original, revêtu de toutes les signatures, n'avait pas été établie comme on pourrait le croire à l'appui d'une demande d'emploi. En décembre 1824, Marie-Anne Le Loutre était, depuis neuf ans déjà, à la tête d'un important service administratif de correspondance secrète, l'ancienne petite chouanne, comme l'appelaient tous ses amis, était devenue la distributrice officielle des courriers ; dès 1815, le gouvernement de Louis XVIII l'avait nommée directrice de la poste aux Lettres de Saint-Brieuc. Mais, au milieu des agitations de la politique, nul n'est à l'abri des vexations ; et, malgré les services qu'elle avait rendus, peut-être même à cause de ces services, des adversaires sans scrupule n'avaient pas hésité à monter une cabale contre elle.
La confiance qu'elle avait su inspirer aux différents ministres de Louis XVIII, la bienveillance dont l'avait honorée Louis XVIII lui-même qui lui avait accordé plusieurs audiences et l'avait chargée de distribuer des secours en son nom, la popularité qu'elle avait ainsi acquise au chef-lieu du département, et aussi tout cet entourage de prévenances dont elle était l'objet, la désignaient aux envieux, et l'on noua des intrigues pour la faire destituer à l'avènement de Charles X. Le vieil avocat Laennec qui avait quitté Quimper pour se fixer à Saint-Brieuc avait même été sollicité de faire agir son fils déjà célèbre en faveur d'une remplaçante éventuelle, ce qui lui valut cette réponse :
"Si Mademoiselle de Kervélégan est encore à Saint-Brieuc, dites-lui qu'elle tâche de découvrir quelque chose qui soit à sa convenance. Il serait fâcheux qu'une bonne volonté aussi décidée que celle du ministre ne lui valut rien. Mais il ne faut pas laisser au ministre le soin de chercher ce qui pourrait convenir, car ce serait un grand hasard s'il le trouvait. Quant à l'occasion que vous pensiez exister il y a quelque temps, ce n'en était pas une, Mademoiselle Le Loutre est estimée de son administration et a rendu à la cause du Roi dans des temps difficiles, des services dont on doit lui tenir compte. J'aime beaucoup son frère, et son neveu qui est un de mes meilleurs élèves. D'après ces motifs, vous devez croire que si je pouvais lui être jamais de quelque utilité, je m'y emploierais volontiers. J'ai souvent cherché à rendre service à des personnes que j'avais beaucoup moins de raisons d'obliger, et je n'ai jamais desservi personne".
Marie-Anne Le Loutre resta donc à son poste jusqu'à la fin de 1826, époque à laquelle, âgée de cinquante-six ans, elle demanda sa mise à la retraite et obtint une pension qui lui fut versée sur la cassette du Roi.
Pendant les onze années qu'elle passa comme directrice à Saint-Brieuc, entretenant les plus cordiales relations avec les plus hautes personnalités du département et même du gouvernement - car elle allait de temps en temps à Paris et s'asseyait parfois à la table des ministres ou des directeurs de ministères - elle ne cessa d'user de son influence en faveur de tous ceux qui avaient servi la cause du Roi pour leur faire donner des pensions ou des places.
C'est de tous les petits évènements de la politique qu'elle s'entretenait, au cours ou au retour de ses voyages à Paris, avec son frère l'entreposeur, nommé à Vannes en même temps qu'elle à Saint-Brieuc.
Sullian Collin
Bulletins et mémoires - Société d'émulation des Côtes-du-Nord - 1934
Dans le cadre de la réalisation d'un film, je recherche des informations concernant Marie-Anne Le Loutre, si quelqu'un à plus d'info, je suis preneur ! N'hésitez pas à me contacter par mail si besoin (benjaminlh56@gmail.com) Merci beaucoup !