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La Maraîchine Normande
5 mai 2012

CONTES DU BOCAGE - LA STATUE DE SAINT GEORGES

CONTES DU BOCAGE

 LA STATUE DE SAINT GEORGES

 

 

Vers le milieu du mois de mars 1796, après les derniers combats de Charette dans le Bas-Poitou, comme on poursuivait cet homme à outrance, les chefs militaires reçurent avis qu'il se cachait avec une poignée de fidèles dans une église abandonnée, au milieu des bois, près de la mer. A tout hasard, une compagnie d'infanterie légère, commandée par le capitaine Gobert, officier nantais, fut envoyée pour fouiller les ruines de la vieille abbaye de ...

Mais il vaut mieux conserver au récit la forme romanesque qu'il prit l'autre soir dans la conversation.

Sur la rive gauche de la Loire, à son embouchure entre Bourg-Neuf et Machecoul, dans une campagne déserte, on voit encore à présent une enceinte de vieux murs, inégalement démolis à dix ou douze pieds de terre, rongés d'herbes et flanqués d'énormes contre-forts dont il n'est demeuré que la base. Ces murs furent ceux d'une église. On devine de place en place, sur la crète ruinée, le cadre des ogives. Le portail n'est plus qu'une brèche obstruée de broussailles et de pierres amoncelées. C'est là tout ce qui reste de l'ancienne abbaye de Saint-Cyr, qui était aux bénédictins.

Cette église, mise à nu, a conservé quelque chose de son caractère religieux. La voûte du ciel, après tout, remplace bien la voûte disparue ; en sommes, l'aspect de cette ruine est étrange. Le sol de l'enceinte s'est chargé partout d'une végétation sauvage et inextricable où l'on enfonce jusqu'aux genoux, mais où l'on ne met guère les pieds à cause des couleuvres et des crapauds qui fourmillent sans doute dans ce fond couvert et marécageux.

Les restes de l'abbaye de Saint-Cyr sont environnés dans le pays d'une frayeur respectueuse ; les crapauds y sont pour leur part, mais ces craintes populaires tiennent surtout à des souvenirs qui ont donné lieu au récit suivant. Il s'agit, ni plus ni moins, d'une légende, laquelle date d'une époque où l'on ne se piquait point de croire aux miracles, quoiqu'il s'en fit certes d'assez grands, c'est-à-dire du printemps de l'an de grâce 1796. On ne trouvera guère le moment mieux choisi pour la publier.

Avant 1789, l'abbaye de Saint-Cyr s'élevait au milieu d'un vaste enclos dont on avait fait des jardins. Ses terres s'étendaient au delà de la campagne en prairies, champs et bois ; à l'église tenait un bâtiment irrégulier, bâti à diverses époques, où demeuraient fort à l'aise à peu près cent religieux. Les fermes avec les basses-cours, les granges et les étables, étaient à l'extrémité des jardins en dehors du clos ; plusieurs familles de paysans vivaient là tranquillement.

Après les premières lois révolutionnaires sur les communautés religieuses, l'abbaye commença de se dépeupler. Quand Charette se mit à la tête de l'insurrection dans la contrée, tous les paysans prirent les armes, quelques moines suivirent l'armée, les fermes furent abandonnées ; il ne resta plus au couvent qu'un petit nombre de religieux parmi les plus vieux, vivant comme ils le pouvaient des fruits du jardin et surtout d'aumônes.

Bientôt les environs devinrent le théâtre de la guerre, qui fut horrible à cause des représailles qu'exerçaient les deux partis. L'abbaye fut surprise un jour par les bleus : les moines furent massacrés ou mis en fuite. Les bâtiments de la communauté s'écroulèrent au milieu des flammes, qui ne purent mordre aux murs de granit de l'église. Le clos, les jardins furent dévastés, les maisons des paysans saccagées, et l'on égorgea sans miséricorde les femmes et les vieillards. C'étaient là trop souvent les marques du passage des troupes dans ces guerres du Poitou et de la Bretagne.

Un jeune garçon sauvé par miracle fut témoin de ce massacre. C'était le fils d'un jardinier de l'abbaye mort depuis cinq mois à l'armée de M. Charette. Il s'appelait Mathurin Pasquet. Demeuré orphelin avec une mère déjà infirme, les religieux avaient pris cet enfant en affection, ils lui avaient montré la lecture et le plain-chant, et l'un des plus vieux, le vénérable dom Aloys, l'avait en quelque sorte adopté. L'abbaye, où il était né et dont il n'était jamais sorti, était pour cet enfant comme une patrie, les religieux lui tenaient lieu de famille. Le matin, il servait des messes à l'église ; de plus, il travaillait au jardin, où, tout jeune qu'il était, il s'efforçait de remplacer son père.

Le jour de l'irruption subite des bleus, surpris dans sa besogne au milieu d'un verger, il n'eut que le temps de se blottir dans un monceau d'herbages préparés pour servir d'engrais. De là il entendit, glacé d'effroi, les roulements de tambour, la mousqueterie, les hurlements de la soldatesque et les cris pitoyables des victimes qu'elle atteignait ; il vit les religieux fuir de toutes parts, le vieux dom Aloys tomber à vingt pas de la sous les baïonnettes, la fumée et la flamme envelopper la petite maison de sa pauvre mère, enfin les granges et le grand bâtiment de l'abbaye s'écrouler avec un fracas épouvantable. Il fut le seul être humain demeuré vivant sur le lieu de la catastrophe.

Le lendemain au soir, les paysans des environs, qui avaient vu repartir la colonne des bleus, vinrent rôder autour de l'abbaye ; ils aperçurent de loin, aux dernières lueurs du jour, comme un spectre qui se promenait lentement parmi les décombres. C'était Mathurin, pâle, défait, hagard. Il n'avait point mangé depuis vingt-quatre heures. A la vue des gens qui s'approchaient, il fut pris d'un tremblement convulsif, et tomba dans leurs bras, vaincu par la défaillance.

Quand on l'eut ranimé, on voulut l'emmener, mais il s'y refusa. Il avait l'oeil fixe et farouche, la paroles incohérente, le geste brusque, et l'on connut à ses récits que le spectacle qu'il avait vu lui avait dérangé la tête.

Il fallut le laisser dans ce lieu de désolation, où deux braves garçons du pays voulurent bien passer la nuit avec lui. Ils lui accomodèrent une espèce d'abri avec des restes de meubles, sous les ruines mêmes de sa maison maternelle, et, dans la suite, il ne fut pas moins impossible de l'arracher de cet endroit. Durant les premiers jours, des femmes charitables lui portaient à manger ; lui-même il rétablit peu à peu sa chaumière, et se remit à cultiver les carrés du potager qui lui donnaient à subsister. Il n'était point fou précisément, jamais on ne le vit rien faire d'absolument déraisonnable ; mais ce jeune esprit, troublé par une secousse trop forte,  était demeuré comme suspendu dans ses progrès. Les paysans avaient un mot pour cette espèce d'enfance prolongée, ils appelaient Mathurin l'Innocent.

Cet état moral d'un individu donne lieu, dans certains cantons de la Bretagne, à des opinions superstitieuses qu'on retrouve, sans doute à cause du voisinage, dans le Bas-Poitou ; surtout l'entêtement singulier du jeune Mathurin à rester en tel lieu ne manqua point d'enflammer l'imagination populaire. On se figura je ne sais quels liens mystérieux qui le retenaient aux ruines de l'abbaye ; et, comme l'église était seule restée debout, on fit de l'idiot une sorte de génie tutélaire à qui l'on attribua la conservation surnaturelle du lieu saint et notamment d'une statue colossale de Saint George, fort en vénération, qui surmontait le maître-autel. Là-dessus les récits et les témoignages de toute espèce ne firent pas faute. On répandit que l'Innocent se promenait toutes les nuits à pas lents dans le clos autour de l'église ; quelques-uns l'avaient entendu chanter au choeur avant le jour, à l'heure des matines ; d'autres assuraient l'avoir vu à la lueur des éclairs ricanier en haut du clocher et défendre la flèche contre la foudre. Il n'y avait de vrai dans ces détails que certaines manies maladives de l'infortuné Mathurin, qu'on aurait pu simplement expliquer par les souvenirs terribles dont il était demeuré frappé.

Il faut dire encore que l'état présent de l'antique abbaye donnait carrière aux inventions villageoises. Le peintre et le poète n'auraient pu mieux choisir leur place pour évoquer quelque scène effrayante. Les vergers, les jardins, les fermes dévastés, avaient laissé,sauf quelques pans du petit mur d'enceinte où s'appuyait la cabane restaurée de l'idiot, un vaste espace de terrain inculte et découvert. L'église, dégagée des bâtiments ruinés et les flancs noircis par les flammes, s'élevait seule au milieu de cette arène, svelte, hardie, inébranlable et perçant la rue de sa flèche. Plus loin on ne voyait alentour que des bois sombres et silencieux. La profonde solitude et les traces de la dévastation sacrilège imprimaient à cet édifice je ne sais quel caractère menaçant et redoutable. Les vitraux des ogives avaient été crevés, les portes détruites ; le porche noir et toujours béant n'était plus qu'un antre dont nul n'osait sonder les ténèbres. A l'intérieur, la ruine et la profanation étaient encore plus frappantes. Les tableaux, les ornements, avaient disparu ; les autels étaient dépouillés. Sur les murs froids et nus couraient des échos indignés qui s'allaient perdre en grondements sinistres dans les ténèbres de l'immense voûte. Il ne restait dans le choeur que les boiseries poudreuses des stalles, et debout au-dessus du maître-autel, commandant à ces longues files de sièges silencieux, la statue de Saint George dont on a parlé. Cette figure, haute de six pieds, massive et grossièrement taillée dans la pierre, semblait écraser de son poids le large autel qui lui servait de piédestal et qui lui-même, par sa matière et ses dimensions, rappelait les dolmen druidiques. La statue représentait un vieux guerrier armé de toutes pièces, la tête nue, avec une barbe épaisse qui descendait sur sa poitrine. C'était probablement un ancien patron du pays, quelque pieux baron mort jadis en odeur de sainteté, plutôt que le Saint George qui terrasse le dragon dans la légende. La tradition voulait qu'un trésor fut caché sous la base de cette statue ; et ce qui sans doute avait donné lieu à cette opinion était que l'énorme figure reposait simplement sur le socle en équilibre et sans soudure. Rien n'était plus aisé que de vérifier le fait ; mais, soit respect religieux, soit mépris d'une erreur populaire, les bénédictins ne l'avaient jamais tenté, et certes, depuis le sac du couvent en 1793, personnes n'eut osé l'entreprendre. De là fut accréditée davantage la vertu protectrice de l'Innocent, qui veillait sans doute à la garde du trésor séculaire.

Deux ans plus tard, quand Charette reprit les armes, après son traité de la Jaunais et son entrée pompeuse à Nantes, la guerre se ralluma dans ces environs ; mais Charette touchait à ses derniers moments. Abandonné, trahi par les siens, les généraux républicains ne lui donnait point de relâche, on le traquait de place en place, et des détachements à sa poursuite pénétraient dans les coins les plus déserts du pays. Une compagnie de l'ancienne légion nantaise, sur des renseignements prétendus certains, se mit en marche pour Saint-Cyr, venant de Machecoul.

La légion nantaise, devenue plus tard régiment d'infanterie légère, s'était formée, au commencement de la révolution, de tous les fils de famille de la ville de Nantes. Mais, depuis trois ans, ses cadres s'étaient à peu près renouvelés ; il ne restait de l'ancienne formation qu'un petit nombre de soldats et les officiers ; et, par un contraste digne du temps, soit désordre, soit précaution, on avait enrégimenté dans ce corps distingué les débris et le rebut des compagnies marseillaises que Santerre avait menées à sa suite sur les champs de bataille de la Vendée.

La compagnie qui partit de Machecoul était commandée par deux officiers, M. Gobert, capitaine, et le lieutenant Geoffroy, l'un et l'autre appartenant à d'excellentes familles bourgeoises de Nantes, et montés en grade pendant la guerre. Quoique le capitaine Gobert n'eût point contre les Vendéens cette furie jacobine qui ne reculait devant aucune atrocité, il essayait de remplir son devoir en dissimulant sa tiédeur qu'on eût tournée à crime. Dans le fond, il était ce qu'on appelait alors un modéré ; mais la certitude de mettre fin à cette affreuse guerre en prenant le général Charette lui donnait en ce moment un zèle véritable ; en somme, il avait à part lui ses principes encyclopédiques et constitutionnels. Il avait donné dans les commencements de la révolution, durant ces préludes éternellement ridicules de larges cocardes, d'acclamations niaises et de banquets patriotiques ; il était de cette foule insensée qui a tant voulu les malheurs qu'elle regrette, qui pensait radoucir le tigre quand il aurait flairé le sang, et qui fut victime après avoir été dupe.

Sur le bruit de la marche du détachement, tous les habitants des environs de Saint-Cyr avaient pris la fuite, et personne, dans ce trouble, n'eut l'idée d'avertir l'Innocent. Le capitaine Gobert, s'était aperçu plus d'une fois que le bruit du tambour donnait l'éveil aux paysans et laissait les maisons désertes, commanda de marcher en silence en approchant de Saint-Cyr. Au reste, les gens qu'on surprenait, fatigués de cette guerre, donnaient assez volontiers des indications. Ce fut ainsi que le capitaine Gobert apprit la situation précise de l'abbaye, les bruits qui couraient sur ce monument, et l'histoire de Mathurin. Les paysans ne s'expliquaient là-dessus qu'avec une frayeur marquée, pleine de réticences, et pas un ne voulait conduire la troupe. Le capitaine fut séduit par des récits qui tentaient son courage d'esprit fort. De plus, il pensa que ces superstitions, vraies ou feintes, pouvaient servir à protéger dans cet asile mystérieux le général Charette lui-même, ou tout au moins quelques personnages importants du parti. Quant à l'histoire du trésor, elle avait fort alléché les soldats. Ces aubaines n'étaient pas rares dans une guerre où les familles mises en fuite enfouissaient ce qu'eles avaient de plus précieux. Le capitaine Gobert, sans s'arrêter à ces bruits vagues, se promit de visiter les ruines de Saint-Cyr de fond en comble. A force de menaces, un paysan le guida jusqu'à la lisière du bois et lui montra de loin la flèche de l'église. Il était quatre heures de l'après-midi. On s'avança sans bruit homme par homme, et l'on gagna le mur ruiné de l'enclos, qu'on suivit tout du long, de manière à cacher l'approche de la troupe.

Le capitaine et son lieutenant furent touchés de l'aspect imposant de l'église abandonnée au milieu du profond silence qui régnait alentour. Le premier fit arrêter le gros de la compagnie derrière le petit mur sans poser les armes, et, prenant avec lui quelques hommes, il marcha vers l'église, postant de place en place des sentinelles avec l'ordre de faire feu et de se replier à la moindre alarme.

On s'arrêta sur le seuil du portail pour examiner l'intérieur de l'édifice. De grands rayons de soleil pénétrant par les longues ogives éclairaient les purs et le pavé moussu de la nef ; rien de plus désert et de plus tranquille. Le capitaine et ses hommes s'aventurèrent avec précaution, marchant pas à pas le long des murs, fouillant les recoins, tâtant le sol et la maçonnerie de la crosse des fusils. Ils ne virent ni une porte, ni une trappe, ni le moindre indice de gens cachés ; les stalles massives du choeur, soulevées l'une après l'autre, retombaient avec un fracas qui retentissait longtemps sous les voûtes. On fit ensuite le tour de l'église en dehors ; le même silence régnait partout. Le capitaine releva les factionnaires, et s'en revint en disant qu'il n'y avait rien. Au surplus, comme ses hommes étaient fatigués et qu'ils avaient des vivres ; il se proposa de les faire camper là jusqu'au lendemain, pour s'assurer qu'il ne paraîtrait rien de nouveau dans les environs.

Tandis qu'ils s'en retournaient, l'un d'entre eux avisa l'entrée d'une espèce de hutte le long du mur, parmi les décombres ; d'autres y coururent, ils y trouvèrent un grabat, un crucifix, quelques pots de terre et une robe de moine. Le capitaine, au bruit qu'ils faisaient, se dirigea de ce côté ; mais, avant qu'il fût arrivé, ils avaient percé le grabat de leurs baïonnettes, culbuté les meubles, et pris la vaisselle dont ils avaient besoin pour faire la soupe.

- Mon capitaine, dit le caporal, il y a quelqu'un qui demeure ici.

Le capitaine se montra fort peu satisfait de ces dégâts, qui pouvaient effaroucher l'hôte du lieu et nuire aux recherches.

- C'est l'Innocent, comme ils l'appellent, dit un soldat.

Chacun se rappela ce qu'on avait entendu dire à ce sujet.

- L'Innocent ! reprit le caporal en soulevant le froc à la pointe de sa baïonnette : qu'a-t-il donc besoin de ces nippes ? Cet innocent est innocent comme vous et moi, et, si quelqu'un l'attrape, il fera bon l'entendre jaser.

Le capitaine, faisant là-dessus ses réflexions, se confirma dans son projet de passer la nuit en cet endroit et de mettre la main, s'il était possible, sur l'idiot prétendu. En arrivant, il fit part de ses observations au lieutenant. On forma les faisceaux. Les hommes se mirent en devoir de faire la soupe, tandis que les deux officiers se reposaient à quelques pas de là.

La troupe avait fait halte au pied du mur, tout justement derrière la hutte qu'on venait de saccager et qu'on avait donné l'ordre de surveiller. On avait recommandé de plus aux soldats de ne point faire trop de bruit ; mais il n'était guère possible, après une longue marche et dans le moment du repas, d'obtenir un silence absolu, en sorte qu'ils causaient entre eux.

- Le capitaine ne mange pas, dit le tambour.

- Non, il est occupé, dit d'un air narquois le chef de la gamelle ; pas, Marseillais ?

- Je suis au courant, dit le Marseillais ; la nation a l'oeil ouvert ; s'il se passe de ration pour l'instant, il a trouvé de quoi faire longtemps bouillir sa marmite.

- De quoi donc ! il aurait raflé la tirelire en question ?

- Non, il s'est mouché du pied gauche. Tu es bien encore obscurci de tes préjugés, toi. Pourquoi donc qu'on nous a plantés le long d'un mur, en manière d'espalier ? Je connais ces manoeuvres. Qui s'entend, c'est la destruction des droits de l'homme. Ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend des grimaces, et non moins au citoyen clairvoyant de la république une et indivisible. Ca me suffit ... Pour lors, quand nous avons marché pour exterminer les brigands de la Vendée, il y avait des villageois accapareurs du salut public, des bourgeois et autres conspirateurs qui cachaient leur magot. C'était la récompense des guerriers de la nation, gradés et non gradés, indistinctement. Mais, par la suite des temps, les chefs ont ressuscité les abus de la tyrannie. Tu entends ; on prend trois, quatre hommes pour la frime, et ceux-là ont part au gâteau ; le reste souffle sur son pouce ; et voilà comme a fait le capitaine, qui est modéré plus que toi z-et moi, et pas infirme pour deux liards.

- Tu as été longtemps dans la Vendée, Marseillais ?

- Si j'y ai z-été ! Tu n'es qu'un enfant. Je devrais t-être au jour d'aujourd'hui à vivre de mes rentes patriotiquement, si j'avais eu de la conduite ; mais c'est ça qui m'a ruiné. Et puis les assignats, les complots des traîtres, une potée de malheurs, quoi ! ...

Tu vois ma blague à tabac ? c'était plein ... pour plus de ... Bah ! qu'est-ce que je dis ? ... mon sac, ma giberne, mes tiges de bottes, tout, quoi ! plein.

- Des grosses pièces de six blancs ! interrompit le tambour en roulant ses mots avec un sérieux goguenard.

- On t'en fera cuire, Tape-à-l'Oeil ! des vrais louis, avec le portrait du tyran peint à l'oeuf. L'brigand ! il le faisait mettre partout, qu'on ne pouvait pas s'en défaire.

- T'en es ben encore venu à bout quoique ça ?

- Ah ! bon sang ! va, fallait voir ... Nous avons donné un bal aux citoyennes de Saumur, avec des rafraîchissements, tout ce qu'il y a de mieux : une pièce d'eau-de-vie qu'on a mise sur son séant, vrai chien ! Elles ne crachaient pas dessus ; des personnes comme il faut, en rubans, et tout ... A fallu les reporter chez leurs parents.

- Nous de de même, reprit le tambour, à la prise du Mans ...

- Toi ! T'est t-un mouton, interrompit le Marseillais ; tu n'as rien vu. L'plus beau, c'est quand nous avons formé les colonnes infernales sous les ordres du citoyen général Turreau. Nom de nom ! c'étaient là des coups de chien ! Nous avons entré chez l'ennemi arme à volonté et militairement, avec la consigne de tout brûler, tout rafler, tout passer au fil de la baïonnette ; personne n'avait rien à dire, c'était la loi, quoi ! liberté à l'ordre du jour. V'là ce qu'on peut appeler des amusements !

Les soldats regardèrent le Marseillais avec une admiration mêlée d'un certain effroi. L'extérieur de cet homme et ce qu'on savait sur son compte inspiraient une crainte qui le laissait régner en quelque sorte dans la compagnie. On avait d'abord montré la répugnance à l'admettre ; mais, depuis son enrôlement, chacun dissimulait son aversion. Le Marseillais était d'une stature colossale ; son énorme tête s'enfonçait dans des épaules larges et rondes. Il était dit dans l'armée qu'il ressemblait à Danton ; cela pouvait bien être, et je ne sais qui des deux aurait pu s'en plaindre. Le Marseillais, comme l'abominable septembriseur, avait la face couverte d'une espèce de lèpre et comme sillonnée en tous sens par la flétrissure mystérieuse du crime. Une bouche toujours contractée autour d'une pipe infecte serpentait d'un bout à l'autre de ce hideux visage, où clignotaient deux yeux louches qui ne peignaient pas même l'énergie d'un franc scélérat, mais la dépravation bestiale d'un animal. On appelait cet homme le Marseillais parce qu'il sortait des bandes marseillaises que les boues de Paris avaient vomies dans les mauvais jours. Il était né, malgré le nom, dans un faubourg de la capitale. Au milieu de l'an 93, il s'était rué sur les provinces de l'Ouest avec les Marseillais qui marchaient sous les ordres du général Santerre. Ces hordes, célèbres par leurs massacres, ayant été souvent battues, dispersées, presque détruites, le peu qui en restait fut disséminé dans les autres corps. Le Marseillais s'était distingué même parmi ces affreux compagnons, et le capitaine Gobert ne l'avait reçu dans sa compagnie qu'à contre-coeur. Le jacobin, qui l'avait su, lui gardait rancune, et, grâce aux désordres qui régnaient alors à l'armée comme ailleurs, il ne s'en cachait guère. Il l'accusait hautement de modérantisme, et, toujours en éveil sur son compte, il trouvait moyen d'intimider par des gloses un homme assez faible, qui était demeuré frappé de ce régime terrible où la plus basse dénonciation menait à l'échafaud. Quant à ses égaux, le Marseillais les dominait non-seulement par l'effronterie de la scélératesse et par sa force musculaire réputée prodigieuse, mais encore par ses déclamations semées d'hyperboles et de pathos révolutionnaires pris dans les clubs et les harangueurs de la borne. Ces fleurs de rhétorique jacobine lui connaient aux yeux de ses camarades un air de littérature ; il était le politique de la compagnie. On l'appelait le beau parleur.

- Les chefs ne disaient donc rien ? reprit le caporal, qui était breton.

- Les chefs ! puisque c'étaient eux qui voulaient ça, uniformément au voeu de la nation. Nous étions pour lors avec le citoyen général Grignon, chaud sans-culotte, celui-là, et qui ne s'endormait pas. On arrivait dans le repaire des brigands ; ils sont tous fermiers dans ces pays-là. Qui s'entend, il recouvrent leurs infâmes complots du voile de l'agriculture. Les citoyennes demandaient pardon. Bon, tout ce que vous voudrez. Ils donnaient la clef du magot, on rinçait les cachettes, et puis ... pfu ... it !

Le Marseillais accompagna ce sifflement d'un geste, tranchant et sinistre que tout le monde ne put comprendre.

- Et puis ? dit le Breton.

- On les assomait, quoi ! Crois-tu pas qu'on usait des cartouches sur des moineaux pareils ? Ah ! les brigands ! ils m'ont toujours demandé une crosse, et que j'ai épointé plus de dix baïonnettes sur la couenne des vils conspirateurs. Et puis on brûlait la boutique, les maisons, les champs, les bestiaux. Histoire d'illumination patriotique.

- Les enfants, les femmes, tout de même ?

- Les femmes ! je m'ai jamais tant amusé. J'en ai fait là de ces caprices ! On les attachait par les quatre pattes ; des comtesses, des marquises, des ci-devant béguines, excusez du peu ! Et puis, à ton tour, paillasse ; passées sous le glaive vengeur de la loi. Ah ! les gueux d'aristocrates ! nous ne les gâtions pas, mais nous avons eu du mal ! Il y en avait qui venaient dire comme ça : - Je suis républicain tout comme vous.

- Connais pas, escofié ! et voilà.

- C'est drôle, dit le caporal avec une certaine timidité ; je n'aurais pas pu comme ça de but en blanc m'acharner sur des enfants et du pauvre monde.

- Aussi qu'est-ce que t'es, toi ? une frippe d'aristocrate. Nous avions fait nos preuves. Je suis venu dans le pays des brigands avec le citoyen général Santerre, et l'on n'avait pas choisi des manchots pour faire société à ce lapin-là. J'avais travaillé dans les Suisses au 10 août, à la satisfaction des vrais sans-culottes ; et pour lors, quand les despotes ont conspiré la mort du peuple dans les prisons, il m'en a passé par les mains ma bonne part. Je n'avais qu'un merlin, mais j'en jouais bien. La massue du peuple, quoi !

Les soldats laissèrent voir un mouvement d'horreur que le Marseillais prit pour une parque de considération. Il reprit, en lâchant une bouffée de tabac :

- Et dans ce temps-là aussi on était mieux payé qu'au jour d'aujourd'hui. Les chefs ne faisaient pas tort au peuple souverain, on était tous égal enfin ; mais, voyez-vous, c'est les privilèges qui reviennent, l'hydre de la tyrannie, quoi ! qui relève le bec ; mais ...

Il fit entendre un grognement significatif que les auditeurs appliquèrent au capitaine.

- Eh ben, non ! dit un grenadier en se rapprochant, v'là là-bas Gravelot qui revient d'avec eux, et qui dit comme ça qu'ils n'ont rien trouvé dans l'église ni nulle part.

- Allons donc ! reprit brutalement le Marseillais, nous sommes donc venus pour des mirabelles, pas vrai ? Pourquoi donc que les paysans ont dit qu'il y avait un trésor dans le temple de la superstition ?

- Puisque je te dis qu'on ne trouve rien. C'est dans l'autel qu'ils disent ; de la pierre, vas-y voir. Si l'on pinçait seulement le bonhomme de la cahute, il n'y a que lui qui sache ... mais on ne peut pas mettre la main dessus.

- Tonnerre ! s'écria le Marseillais, je le trouverai bien, moi !

- C'est un petit qui est timbré et qui bat la breloque, à ce qu'on dit ; il ne voudra peut-être rien dire.

- De quoi ? Nous connaissons ce genre-là. Qu'on me l'amène, nous lui ferons danser un menuet sur ce gazon-là.

Il montra le feu du bivac, et ajouta :

- J'en ai fait jaser d'autres.

- Tu n'as donc pas entendu ce qu'on dit de lui ? reprit le Breton : il est innocent, pas vrai ? et ces êtres-là, vois-tu, sont cousins du diable. Ca hurle la nuit dans les champs. Qui s'y frotte s'y pique. Je crois à ces choses-là, moi, tant pis !

- Crapaud, va ! s'écria le Marseillais ; est-il possible que l'infâme superstition se loge sous la cocarde de la république ! Mais tu es donc obscurci des ténèbres de la barbarie ! C'est bon, j'irai, moi, je demanderai la permission d'insinuer une grenade dans la lanterne magique à reliques, et nous verrons ce qu'elle a dans l'estomac.

- Dans cette église ? dit le Breton ému.

- Mais apprends donc, marmiton d'eau bénite, que j'y suis déjà venu, dans ta sacristie que voilà, et que c'est moi qu'a décroché tous les insignes de la superstition avec la 2è du 1er bataillon marseillais, qui n'était pas cagot, je m'en vante. Regardes-y voir, v'là-t-il pas un ménage bien fait ? C'est-il vrai que je me bats l'oeil de ta chapelle et des charognes qui sont dessous ?

L'ascendant du Marseillais suffisait pour intimider le Breton, mais cet épouvantable blasphème lui coupa tout à fait la parole. Il regarda autour de lui d'un air qui tenait le milieu entre la peur et la honte de la laisser voir. Il dit enfin plus bas :

- Voyons, ne dis pas cela ici.

Les soldats, en suivant la direction de son regard, reconnurent comme lui qu'ils étaient dans un cimetière. On voyait, çà et là, des touffes de fenouil et des débris de croix gisants parmi les herbes. En ce moment on entendit le long du mur comme un bruit de pierres qui roulent. Plusieurs soldats tressaillirent, déjà disposés à la crainte par la matière de l'entretien. Ils se retournèrent : on ne vit rien, le factionnaire placé au bout du mur ne bougeait point. Chacun crut devoir montrer de l'assurance en raison de ce trouble involontaire qu'il avait ressenti.

Le Breton, ayant plus à dissimuler qu'un autre, reprit en s'adressant au Marseillais, qui le narguait de son hideux sourire :

- Tu as beau dire, si tu voyais une bonne fois, dans la nuit, quand il fait de l'orage, au milieu des éclairs et du tonnerre, l'Innocent danser sur la pointe du clocher et chanter en montrant les dents la chanson de la peste ...

Tout à coup le Marseillais pâlit avec une horrible grimace, et le Breton s'arrêta la bouche ouverte, ne jetant qu'un cri.

Une tête, qu'on eût dit coupée, se montra au-dessus du mur, les cheveux épars, les yeux clignotants, et disparut aussitôt avec un rire affreux.

Après le premier moment de stupeur :

- C'est lui, cria de loin le factionnaire, c'est l'Innocent ! Arrête !

Les grenadiers se levèrent. Le Marseillais saisit son fusil. Quatre ou cinq soldats franchirent le mur. On tira plusieurs coups de feu à cet être qui fuyait et qu'on perdit de vue.

- Il a passé par là ! s'écria le factionnaire en étendant le bras vers l'église.

Un autre ajouta :

- On jurerait qu'il s'est enfoncé dans le mur.

- Bon ! reprit le sergent en heurtant de la crosse la pierre des murs séculaires, dis donc plutôt qu'il s'est aplati là-dessus.

On courut aussitôt à l'église, on en fit le tour, on monta dans les combles, on ne vit personne. Les soldats retournèrent au lieu de la halte ; l'on informa le capitaine de ce qui s'était passé, mais le capitaine ne songeait plus à l'idiot. Il ne fut pas fâché, dans le fond, que ce pauvre diable eût échappé aux baïonnettes.

La nuit tombait ; on releva les factionnaires, les officiers se promenaient en fumant à quelques pas de là ; il faisait un temps magnifique. La lune ronde et brillante éclatait dans un ciel bien étoilé, et ses rayons, se jouant parmi les ruines, ajoutaient à leur mystérieuse beauté. Le lieutenant, invité par ce spectacle, s'achemina vers l'abbaye en rêvant. Il arriva sous le porche, et, après avoir hésité un moment, il entra.

Cependant l'air de la nuit fraîchissait, le capitaine s'approcha du feu que les soldats avaient allumé, et se mit à causer familièrement avec eux en prenant sa part de quelques oignons qu'ils faisaient cuire sous la cendre, tandis que les gourdes d'eau-de-vie voyageaient à la ronde. Tout à coup on vit une ombre s'avancer en courant. C'était un homme marchant à pas précipités, qui vint jusqu'auprès du capitaine, comme il se levait, et lui saisit le bras convulsivement.

- C'est vous, lieutenant ?

- Oui, capitaine, me voici.

- Vous tremblez, vous avez peur ?

- Je ne m'en cache pas.

M. Gobert vit à la clarté de la lune le visage de son lieutenant blanc comme un marbre, et ses cheveux soulevés par le vent, qui semblaient dressés sur sa tête.

- Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous vu ?

- Rien

- Qu'y a-t-il là-dedans ?

- Rien, vous dis-je, reprit le lieutenant en souriant, c'est un mouvement purement nerveux. Je suis entré dans l'église, je n'ai rien vu, rien entendu ; mais la peur m'a pénétré jusqu'au fond des os.

Il posa sa main glacée sur celle du capitaine et continua :

- Cela ne me prend guère ailleurs, vous le savez mieux que personne, et voilà pourquoi je n'y mets pas de cérémonie.

- Je conçois cela parfaitement, dit le capitaine Gobert.

- Vous comprenez, n'est-ce pas ? dit le lieutenant avec la vivacité de son émotion toute fraîche ; le silence, l'obscurité, les images qu'évoque aussitôt l'imagination, les visions formidables qui passent devant les yeux, les monstres sans forme et sans nom prêts à s'élancer de chaque coin sombre, les dragons ailés qui planent dans la hauteur des voûtes ... Ah ! quoi de plus vaste et de plus glacial qu'une église déserte ? C'était là, je me le rappelle, quand j'étais enfant, une de mes grandes terreurs, et je me souviens surtout d'une certaine église de Cordeliers où je l'ai souvent éprouvée. Ces vaisseaux immenses me causaient quelque chose du vertige des gouffres. Les piliers, les voûtes profondes, prenaient des formes et de la vie ; il me semblait que j'étais dans les entrailles de  quelque bête gigantesque. J'étais opressé, écrasé, abîmé, et je m'enfuyais tout haletant hors de l'édifice. C'est préciment cette impression de mon enfance qui m'est revenue tout à l'heure, mais avec des circonstances aggravantes, c'est-à-dire la nuit, dans un pays désert, et, l'on peut dire encore, un pays ennemi.

- Et puis, sans doute, ce qui s'explique moins bien et ce qui n'est pas moins vrai, dit le capitaine, qui avait pris une attitude de réflexion, l'émotion religieuse, le respect involontaire dont ne peut se défendre un homme fait, et moi tout le premier, dans un de ces vieux édifices autrefois voués au culte ...

- Eh bien, cela est vrai, s'écria le lieutenant, j'éprouvais aussi tout à l'heure quelque chose de ce que vous dites là. Je ne sais quelles idées de sacrilège m'ont traversé l'esprit, quels spectres indignés se sont levés dans l'ombre. Et pourtant je ne suis pas suspect de superstition. Je sais à quoi m'en tenir sur les mensonges de tout genre qu'ont fait régner les prêtres pour asservir le peuple.

- J'en suis au même point, dit à son tour le capitaine, je ne suis, certes, pas dévot ...

Il se mit à rire.

- ... Ni porté aux jongleries religieuses ; mais je ne serais pas à l'abri d'un sentiment de cette espèce. Tenez, quand les circonstances l'auraient permis, je n'aurais pas souffert que la compagnie passât la nuit à couvert dans cette église : et de même, quoi que j'aie vu faire en ce genre dans les guerres de ce pays, il serait impossible, par exemple, de m'arracher une bravade contre les pierres inertes qu'ils appellent un autel.

- En sorte, reprit le lieutenant avec un sourire, que vous n'iriez pas, comme don Juan, narguer cette longue figure blanche qu'on voit là-bas, et qui me rappelait tout à l'heure la statue du commandeur.

- Non, certes, ni vous.

- Ni moi.

- Ni bien d'autres, même parmi ceux qui se vantent d'être esprits forts.

Le lieutenant reprit un peu après :

- Savez-vous bien que cela est pourtant singulier ?

- D'abord, une bravade, dit le capitaine, est inutile. C'est puéril.

- C'est clair ; mais le cas étant donné ? Nous n'en sommes point sur la bravade, mais sur cette répugnance qui s'y refuserait, et qui recule devant la seule supposition. D'où vient cette répugnance, ce respect, cette crainte ? Par quelle puissance occulte cet autel se défend-il tout seul ? Car il se défend, soyez-en sûr ; il vous brave, il vous défie, il se dresse fièrement devant vous et ne veut vous voir qu'à genoux. Ne semble-t-il pas qu'il est gros de foudres ? Quelle est la raison de cette assurance inexplicable ? Cherchez-la bien avant dans le coeur de l'homme ; il y a là de quoi réfléchir. Pourquoi cette image de force adorable et invincible si profondément empreinte dans la cervelle humaine ?

Comme il arrive chaque fois qu'une difficulté de ce genre s'élève dans une conversation, le capitaine, cherchant aussitôt une explication quelconque en manière de réponse, dit enfin :

- Il faut qu'on nous ait imprimé ces superstitions dans cette cervelle encore tendre, quand nous étions enfants.

- Prenez garde, dit le lieutenant, on nous a passablement rempli l'esprit, dans notre enfance, de fées et de mauvais génies. Pour ma part, on m'a plus entretenu de Croquemitaine que des choses de la religion et mon esprit en est demeuré plus frappé. Mais je ne vois pas quaucun de nous garde trace de ces impressions. Il y a mieux, nous ne croyons pas plus, vous et moi aux mystères du christianisme qu'aux fééries. Pourquoi cette crainte vague plutôt sur ceci que sur celà ? En un mot, nous braverions tous deux Croquemitaine au coeur de ce bois, et nous n'irions, dites-vous, ni l'un ni l'autre fanfaronner dans cette église.

- Non, certes, dit le capitaine.

- Encore une fois, pourquoi ? Vous êtes-vous jamais arrêté à ces sortes de questions ? Il y a de quoi s'exercer ; s'il faut que je le dise, la philosophie moderne, avec ses solutions impérieuses et précipitées, nous a ôté l'habitude de réfléchir ; mais elle n'a point changé la nature humaine, et je ne désespère point que l'homme ne retrouve un jour la raison de bien des croyances aveuglément condamnées.

Le lieutenant allait trop loin pour le capitaine, qui se contenta de faire plusieurs signes de tête affirmatifs comme en agissent les bonnes gens de sa trempe quand ils viennent à comprendre vaguement quelque raison solide dont ils ne veulent point s'embarrasser dans leur paisible état de doute et d'indifférence.

Tandis que les officiers s'entretenaient ainsi, sans y prendre garde, les soldats écoutaient en silence, intéressés par cette conversation, dont ils saisissaient à peu près le sens. Le Breton, par ses mines d'approbation, semblait en tirer les arguments contre les précédentes hâbleries du Marseillais. Le soldat de Santerre, accroupi près de là, accoudé sur son sac, supportait cet entretien avec une impatience visible. Sa lèvre grimaçait en tourmentant le tuyau de sa pipe avec une expression de brutalité dédaigneuse ; et sa hideuse physionomie, hérissée de cheveux longs et souillés, éclairée de bas en haut par les reflets ardents du foyer, avait pris je ne sais quelle apparence infernale.

Quand le lieutenant eut fini de parler, le Marseillais ôta d'une main la pipe de sa bouche, et, prenant la parole avec cette insolente familiarité que les bandes populaires avaient portée dans les camps :

- Sans vous commander, citoyen capitaine, je n'ai peut-être pas vos moyens, mais, à ce que je vois, vous avez comme qui dirait des faiblesses d'estomac pour ce qui est des impostures de la calotte. Chacun son idée. Vous disiez que tout un chacun est sujet à ces infirmités, comme voilà le Breton, que je lui débarbouillerai la conscience dans le premier bénitier. Pour lors, je serais flatté de montrer à ce tas de merluches comment se conduit le vrai soldat de la nation dans la boutique des superstitions.

Le capitaine le regarda en souriant, et le lieutenant, qui connaissait le Marseillais de longue main, lui lança de travers un coup d'oeil où se peignait son profond dégoût. Le Marseillais reprit en étendant les bras vers l'église :

- Consécutivement, il y a là-bas dans sa niche un ancien qui a fait tirer son portrait en pierre de taille, crainte de s'enrhumer. C'est un suspect qui a servi les tyrans et qui conspire contre l'égalité, vu qu'il a six pieds et qu'il ne partage pas les opinions des vrais sans-culottes. J'en parle avantageusement ; c'est une vieille connaissance à moi, et, depuis que je suis ici, les mains me démangent de lui chatouiller la plante des pieds pour la chose qu'il garde son sérieux trop longtemps.

Les soldats se mirent à rire, tandis que les yeux du lieutenant demeuraient fixés dans l'ombre sur le Marseillais, lequel continua d'un certain air malin et insinuant :

- D'autant plus, citoyen capitaine, qu'il est parvenu aux oreilles de la compagnie que le bonhomme de plâtre se chauffe les pieds sur une tirelire, comme un vrai accapareur qu'il est de la nourriture du peuple. Donc, pour lors, avec votre permission, capitaine, je lui poserais un pétard en guise d'emplâtre sur ses durillons, à cette fin de lui voir faire la cabriole patriotiquement, en partant du pied gauche.

Ces paroles firent sensation parmi les militaires ; le Breton poussa une sorte de gémissement, et ne peut s'empêcher de dire :

- Oh ! Marseillais, tu ne feras pas ça !

- De quoi ! beugla le Marseillais en se redressant ; qu'est-ce qui est dans le cas de m'empêcher, du moment que le capitaine y prête son libre arbitre ? C'est donc que tu me défies, soldat de papier ?

- Oui, reprit le Breton piqué, je te défie.

- Capitaine, vous permettez, pas vrai ? que j'y remontre son catéchisme à ce ponantais de malheur ! Ca va-t-il ? J'aurai part à la trouvaille et lui pas ... Me joues-tu ta part, ponantais ?

- Oui, dit le Breton

- Capitaine, reprit le Marseillais, vous voulez bien ?

Le capitaine, qui n'avait cessé de sourire durant ce débat, pénétra le soupçon qu'avaient pu concevoir les soldats à propos du trésor, dont il se souvint. Il répondit au Marseillais :

- Ca te regarde, mon garçon ; je ne m'y oppose pas.

- Ca y est ! s'écria le Marseillais triomphant. Sergent, tu vas me délivrer un projectile ... Bon pour la démolition d'un aristocrate en peinture ... Et ceux de la société qui sont curieux pourront voir pousser cette graine-là sous ses ergots.

Il se leva. Dès que l'action fut ainsi résolue, une certaine stupeur se répandit dans la compagnie : on fit silence. Les détachements républicains, accoutumés dans cette guerre à dévaster des habitations, ne marchaient guère sans approvisionnements de pièces d'artifice.

Le sergent fouilla dans les bagages, et remit une grenade au Marseillais.

- Bon ! s'écria cet homme en se levant et tâchant d'entretenir à froid son imbécile empressement ; à moi les vrais jacobins ! qui m'aime me suive !

Mais le silence glacial de la troupe le refroidit un peu lui-même sur la bonne grâce de son entreprise.

Les soldats marchèrent à sa suite en désordre ; le capitaine lui-même et le lieutenant les suivirent de loin à pas lents. Toutes ces ombres couraient pêle-mêle, s'allongeant au clair de la lune sur le gazon, le Marseillais en tête, s'avançant d'un pas résolu. Le caractère étrange de cette scène, en ce lieu, à cette heure, ne manqua point de produire sur tous les esprits son effet sinistre et irrésistible. On marchait toujours en silence, sinon que les hommes qui entouraient le Marseillais ne purent enfin retenir sur son défi des plaisanteries soldatsques qui lui rendirent toute son impudence. Il répondit par des blasphèmes effroyables, sur le même ton qu'auparavant.

On arriva devant le porche ténébreux, qui dut paraître à des imaginations effrayées un gouffre prêt à dévorer sa victime. Le Marseillais se retourna d'un air grandiose :

- Etes-vous tous là ?

Les derniers s'empressèrent d'accourir.

- Sergent, prête-moi ton briquet pour allumer ma mèche là-bas.

Un oiseau de nuit, effarouché, s'envola d'un creux des sculptures du porche, en poussant un long cri funèbre.

- Marseillais, n'entre pas ! s'écria le Breton d'une voix troublée.

- Pleure pas, ponantais, j'te vas rapporter du pain bénit ; attends-moi là ... Y êtes-vous ? Hardi, la Tulipe ! en avant !

Il s'enfonça résolument dans les ténèbres, où bientôt on le perdit de vue. On apercevait pourtant de certaines clartés en plongeant les regards dans les  profondeurs de l'église. Un rayon de lune glissant à travers une ogive du choeur, tombait justement en plein sur la statue de Saint George, qui se détachait ainsi toute blanche au milieu des ténèbres, et qui semblait éclairée d'une lumière surnaturelle ; mais l'obscurité de la nef était épaisse : le Marseillais lui-même fut obligé de ralentir son pas ; et le fer de ses talons, résonnant lentement sur les dalles sépulcrales, éveillait des échos sinistres qui roulaient en grondant sous les voûtes. Il semblait, dans le vénérable édifice, que les pierres mêmes prissent une voix contre l'audacieux sacrilège.

Le Marseillais eut peur. Quand il s'approcha du choeur, on le distingua de nouveau marchant lentement ; mais il parut alors aux soldats effarés que ce n'était plus déjà que son ombre.

Il monta l'un après l'autre les degrés de marbre du sanctuaire.

On le vit ensuite s'arrêter au pied de l'autel. Il était alors en partie éclairé par le rayon de lune, et sans doute il s'apprêtait à mettre le feu à sa pièce d'artifice. On vit poindre une étincelle ; le Marseillais étendit le bras ; mais tout à coup des rayons jaillirent de toutes parts, des gerbes de feu éclatèrent avec une explosion terrible. Le sanctuaire parut tout en flammes, et parmi ces éclairs éblouissant on vit, ô prodige ! ô épouvante ! la formidable statue grandir, grandir, chanceler sur sa base, et se précipiter sur le profanateur avec un nouveau fracas qui ébranla les fondements de l'édifice. Le tout fut plus prompt que la foudre, et parmi ces bruits épouvantables on put encore ouïr un rire criard qui semblait partir de l'enfer.

Après quoi tout rentra dans le silence et les ténèbres.

La plupart des soldats avaient pris la fuite, plusieurs tombèrent la face contre terre. Les officiers, le sergent entrèrent suivis de quelques autres. Ils se heurtèrent dans l'ombre aux débris de la statue sans découvrir rien de plus. Ils sortirent glacés d'horreur.

Le lendemain, on fit de nouvelles recherches dans l'église et l'on trouva le soldat écrasé tout du long par la masse de granit qui était tombée sur lui, pied contre pied. La barbe de pierre du Saint-George lui avait enfoncé la poitrine ; la cervelle avait jailli hors du crâne, et le hideux visage du Marseillais pendait en se détournant sur le pavé, comme pour fuir la rencontre de son formidable vainqueur. Quant à la statue, elle s'était brisée. Aucun homme de la compagnie ne voulut travailler à donner la sépulture au cadavre, qu'il eût fallu dégager, et qui demeura sur cette place.

Et la compagnie du capitaine Gobert quitta le matin même l'abbaye de Saint-Cyr.

 

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2079296/f3.image

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La Maraîchine Normande
  • EN MÉMOIRE DU ROI LOUIS XVI, DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE ET DE LA FAMILLE ROYALE ; EN MÉMOIRE DES BRIGANDS ET DES CHOUANS ; EN MÉMOIRE DES HOMMES, FEMMES, VIEILLARDS, ENFANTS ASSASSINÉS, NOYÉS, GUILLOTINÉS, DÉPORTÉS ET MASSACRÉS ... PAR LA RIPOUBLIFRIC
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