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La Maraîchine Normande
14 avril 2012

VOYAGE DE LAVAL A CHARTRES ET A RAMBOUILLET

VOYAGE DE LAVAL A CHARTRES ET A RAMBOUILLET.

 

Le mois d'octobre 1793 était commencé lorsque les nouveaux membres de la municipalité, du district et du département, qui venaient de remplacer à Laval ceux qui avaient été déposés à raison de fédéralisme, jugèrent à propos de faire exécuter en cette ville la loi du 17 septembre qui ordonnait l'incarcération de personnes suspectes. Toutes ces arrestations furent nocturnes et occasionnèrent une telle frayeur, que ceux qui se trouvaient encore libres ne se permettaient pas même de gémir sur le sort de leurs parents et de leurs amis ainsi enlevés à la société ; ils se contentaient de pleurer en secret cette séparation triste et violente.

 

Telle était la position de Laval, lorsque tout à coup le bruit se répandit que les rebelles de la Vendée, ayant passé la Loire, dirigeaient leur marche vers le département de la Mayenne. Cette nouvelle tant de fois annoncée et tant de fois vaine et illusoire, ne fit d'abord qu'une légère sensation; mais bientôt après, confirmée de la manière la plus positive, il ne fut plus permis d'en douter.

 

Dès lors, ce ne fut plus de toutes parts que rassemblements de troupes, les divers détachements cantonnés aux environs de la ville, s'empressèrent de partir pour aller à la rencontre de l'ennemi, et l'arrêter dans sa marche, s'il était possible.

 

Le départ des troupes étant effectué, la société populaire fut convoquée, pour régler de concert l'ordre intérieur de la ville, et particulièrement pour statuer sur le sort des détenus et des prêtres : il fut bientôt décidé ; on jugea prudent de les enchaîner deux à deux et de les faire conduire en cet état à Mayenne, sous la plus sûre escorte.

 

C'était le 22 octobre, sur les sept heures du matin.

Les ecclésiastiques consacraient plus particulièrement cette partie du jour à la prière, et tous étaient livrés à cette pieuse occupation, lorsqu'on vint les avertir de descendre sur-le-champ. Ayant appris qu'il fallait immédiatement quitter cette prison, pour aller en chercher une plus éloignée, ils se permirent de représenter qu'étant dépourvus de tout, ils avaient besoin de quelques instants pour rentrer dans leurs chambres et y prendre, soit en argent, soit en habits, les choses les plus nécessaires.

Cette demande fut rejetée ; on leur ordonna de sortir sans retard et de suivre la voie qu'on leur indiquait : tous, à l'exception d'une vingtaine, accablés sous le poids des années et des infirmités, furent conduits au château où étaient détenus les suspects. C'est alors qu'on voulut les enchaîner deux à deux ; mais comme on ne put se procurer assez de chaînes, on se contenta de les lier avec des cordes.

 

Plusieurs laïques furent remis en liberté, et ils durent leur délivrance aux larmes et aux représentations de leurs parents ou de leurs amis. Enfin, après une séance de plusieurs heures, on se remit en route. Le peuple, accablé de tristesse et d'inquiétude, ne troubla point la tranquillité des voyageurs, qui, à l'extrémité de la ville et au commencement de la grande route, reçurent au milieu d'eux quelques prêtres enchaînés, et conduits par le geôlier de la prison.

 

Déjà une demi-lieue se trouvait parcourue à pas tranquilles et lents, lorsque tout à coup un jeune homme nommé Mélouin, vicaire constitutionnel de Mayenne, s'élance au milieu des rangs, vêtu d'un simple gilet, armé de deux pistolets d'une longueur énorme, et portant un sabre à son côté, et voyant quelques prêtres âgés qui n'avaient pu être liés faute de cordes, il s'écrie :

« C'est donc ainsi, scélérats, que vous vous débarrassez des liens dont on s'est servi pour s'assurer de vos personnes ; voulez-vous donc vous soustraire à la vigilance de vos gardes pour aller encore semer le trouble dans les campagnes ? La constitution serait assise sur des bases inébranlables, si par vos prédications fanatiques et vos propos incendiaires vous n'aviez remué et bientôt après soulevé les esprits. Sans vous nous serions actuellement dans l'abondance et dans la paix ; il eût bien mieux valu écouter le langage de la raison que de vous attacher aux extravagances de votre folle et stupide théologie. Pour vous, citoyens, ajouta-t-il en se tournant du côté des laïcs, je sais que plusieurs d'entre vous sont patriotes ; mais la loi n'ayant point encore prononcé sur votre compte, il faut attendre son jugement avec soumission. »

 

Après ce discours, l'auditoire stupéfait reprit tranquillement sa route, et continua de marcher jusqu'à ce que plusieurs, ne pouvant absolument traîner plus loin un corps glacé par l'âge et accablé d'infirmités, on fut contraint de mettre en réquisition quelques voitures, où l'on fit monter ceux qui paraissaient les plus excédés de fatigue. On marcha alors un peu lentement, au milieu des cris de patriotes qui se rendaient à Laval, armés de toutes pièces, et vomissant mille injures contre les voyageurs, sur lesquels ils paraissaient à chaque instant vouloir décharger leurs fusils.

 

Ces craintes, trop souvent renouvelées, ne furent pas les seules des grâces de la nuit; il fallut aussi supporter à plusieurs reprises les insultes de quelques-uns d'entre les laïcs, qui, quoique prisonniers, poussaient les prêtres avec mépris:

« Sachez, leur disaient-ils, que nous ne sommes pas détenus pour les mêmes raisons ; éloignez-vous de nous, nous ne voulons pas marcher ensemble, vous êtes cause qu'on nous insulte ; voulez-vous nous faire égorger ? »

 

Les prêtres, en recevant ainsi, à chaque pas, quelque nouveau genre de mortification, s'approchaient peu à peu de Martigné, où ils arrivèrent enfin au milieu des cris confus de tout un peuple, dont le refrain était sans cesse : « Vive la nation ! à la guillotine les prêtres ; qu'on tue les aristocrates ! » Les voyageurs furent introduits dans l'église, où on leur donna quelques morceaux de pain de sarrasin à manger, et quelques verres de cidre à boire. A peine quelques vieillards, rangés dans le choeur, avaient mangé quelques bouchées, que le vicaire constitutionnel de la Mayenne (Mélouin) parut tout à coup au milieu d'eux, et leur enleva le pain qui se trouva de reste, en criant à haute voix : « Voyez ces chiens, comme ils sont toujours égoïstes ; ils mangent comme des gloutons, sans faire attention si les autres ont de quoi se pourvoir. »

 

Après cette halte d'un moment, les portes de l'église qui avaient toujours été fermées furent ouvertes, et tous les captifs sortirent deux à deux, entre deux haies d'un peuple immense.

Cependant les vieillards, les femmes et les enfants montèrent dans les voitures dont on venait d'augmenter le nombre, et l'on s'avança promptement vers Mayenne; déjà on était arrivé à Moulay, lorsque tout à coup on ne se contenta plus de pousser des cris de joie et de rage ; on profita des ténèbres, qui commençaient à se répandre, pour porter les coups les plus terribles et les plus redoublés ; des prêtres, même octogénaires, furent frappés avec violence, et on ne craignit d'ensanglanter les restes des cheveux blancs, que le temps avait respectés. Cet orage étant dissipé, on pressa la marche de plus en plus, et on ne tarda pas à arriver à Mayenne.

 

Les voitures descendirent peu à peu et remontèrent ensuite la ville. Les prêtres s'attendaient à être déposés au palais; mais bientôt on détourna, pour entrer dans une rue qui conduit à la prison, où ils furent tous introduits. Les plus vieux, harassés de fatigue, se laissèrent tomber sur un peu de paille étendue dans une espèce de cave voûtée, et les autres attendirent longtemps avant d'obtenir un lit semblable. Les prêtres enchaînés furent conduits, par ordre du vicaire, dans un cachot 'profond, où ils furent très étroitement gardés. Chacun pensa alors à prendre quelque repos ; mais il fut bientôt interrompu par le bruit de ceux qui, ne pouvant absolument dormir, ni même reposer sur la dure, prirent le parti de se lever, et de dire leur bréviaire, à la lueur d'une chandelle qu'on avait placée au milieu de leur gîte.

 

Le matin étant venu, ceux qui purent se pourvoir de quelques morceaux de pain les partagèrent avec leurs voisins, pendant que quelques laïcs, qui avaient demandé qu'on les séparât d'avec les prêtres, étaient transférés dans une fort belle demeure, sur la place du palais. Tout était ainsi disposé, lorsque, sur les deux heures après midi, entra tout à coup dans la prison un jeune homme, dont l'air plein de fureur présageait les plus funestes nouvelles : « Vous avez toujours persisté, s'écria-t-il, dans votre révolte contre la nation, rien n'a pu vous faire revenir; hé bien, encore quelques moments, et vous allez être payés de votre obstination, votre compte va être juste...

 

Je vous annonce que les brigands viennent d'entrer à Laval... Allons vite, que chacun de vous se retire dans son logement que je vais fermer à clef, afin que ceux d'en haut ne descendent pas en bas, et que ceux d'en bas ne montent pas en haut; et surtout que personne ne s'approche de cette porte, et ne se permette de regarder par le guichet pour voir ce qui se passe. »

 

Un instant après ce propos, on entendit des cris confus, et toutes les cloches de la ville répandirent au loin, par le son le plus lugubre, l'alarme et l'épouvante. Chaque prêtre crut alors toucher à sa dernière heure, et attendit en prière le coup de la mort ; mais ils furent bientôt rassurés : le même patriote rentra, et dit d'un ton beaucoup plus calme, que les voitures étaient prêtes, et qu'on ne donnait aux détenus que quelques minutes pour se disposer à partir. A cette nouvelle, chacun se sentit plus à l'aise, et comme déchargé d'un pesant fardeau. On monta deux à deux dans ces voitures, c'est-à-dire dans des charrettes, et on partit après quelques délais, pendant lesquels le commandant du détachement, chargé de la conduite des prêtres, leur enleva leurs couteaux et leurs cannes.

 

Le peuple, calme et paisible, laissa passer les voitures ; parvenus à la grande route, les voyageurs, qui ignoraient où on voulait les conduire, attendirent patiemment plus d'une heure les ordres du nommé Mélouin, général de division. Ce prêtre constitutionnel parut enfin, et après avoir parlé longtemps en secret avec ses principaux agents, et leur avoir fait part de ses intentions, il ordonna publiquement de conduire les laïcs vers Alençon et les ecclésiastiques à Lassay. « C'est là, dit-il alors à haute voix, que j'attends les prêtres ; il est temps de s'en défaire; on n'a que trop laissé à ces coquins le temps de faire du mal. » L'événement prouva bientôt que ses plans n'étaient pas mal concertés : chacun partit alors pour sa destination.

 

Dès le commencement du voyage, les prêtres firent la rencontre de volontaires d'Alençon, qui marchaient contre les Vendéens. Ces fougueux patriotes se mirent aussitôt en devoir de braquer le canon contre les voyageurs, et ensuite parurent vouloir les fusiller; mais, toujours retenus par leurs chefs, ils ne se portèrent à aucune de ces extrémités; ils se contentèrent de distribuer sans aucune réserve les bourrades et les coups de bâton. Après plusieurs rencontres de cette espèce, on quitta la grande route, pour en prendre une petite qui conduit à Lassay, on y arriva vers onze heures ; tout le monde était couché. Les détenus furent d'abord conduits sur une haute place, où pendant une bonne heure ils furent exposés au froid le plus violent, dans cet intervalle, ils reçurent la visite d'un ardent patriote que nous nous abstiendrons de nommer, et qui fit tout son possible pour contraindre les conducteurs des voitures à continuer leur route jusqu'à un château un peu éloigné de la ville, et entouré de bois ; mais voyant qu'il ne pouvait vaincre leur obstination, il se contenta d'aller de voiture en voiture, accompagné, dit-on, de Vocler, curé constitutionnel du lieu, et de vomir contre les prêtres tout ce que peuvent dicter la fureur et la rage. Après ce préambule, on permit aux conducteurs d'entrer en ville et de marcher vers le château, où les détenus furent introduits deux à deux. Ceux qui, au sortir des voitures, ne pouvaient marcher avec facilité, c'est-à-dire les vieillards et les infirmes, étaient frappés à coups redoublés de piques et de crosses de fusil, et lorsqu'on était parvenu au milieu d'une vaste cour, si on n'avait pas l'attention de se jeter aussitôt par terre, on était, dans le même moment, renversé et jeté au loin, de la manière la plus brutale, sans respect pour l'âge, sans égard pour les infirmités.

 

Que le lecteur se représente quatre-vingt-dix prêtres, presque tous vieillards, et dont plusieurs même étaient octogénaires, qu'il se les représente, dis-je, dans une nuit extraordinairement froide, étendus sur la terre, sans oser respirer ni faire le moindre mouvement, entourés de toutes parts de gardes armés, qui ne faisaient entendre que des cris de fureur. Quel spectacle ! quel est l'homme qui n'en serait point attendri ? Le patriote que nous n'avons pas voulu nommer était d'avis de les fusiller ; mais son avis ne fut pas généralement approuvé. Cependant, les suspects du lieu, qui, à ce titre, avaient été renfermés dans le même château, étaient agités des plus vives alarmes, ayant été réveillés par les cris de : Vive la nation ! à la guillotine ! qu'on les tue ! Ils s'imaginaient qu'on les faisait descendre les uns après les autres pour les fusiller ; plusieurs, dans cette persuasion, avaient déjà le projet de se laisser tomber par un autre côté du mur, par le moyen des draps de leurs lits, et d'échapper ainsi à la mort qui semblait les menacer, mais ils furent bientôt détrompés. Pour les prêtres, après avoir été quelque temps dans la même persuasion, ils eurent la permission de se lever et de se promener dans la cour. Ils demandèrent qu'on leur permît aussi de boire et de manger ; mais leur demande fut cruellement rejetée. Cependant le froid se faisait sentir de plus en plus ; la glace d'un côté, et de l'autre l'herbe blanche, annonçaient assez combien il était excessif.

 

 

 

( Épuisés de fatigue et de misère, quatre d'entre eux tombèrent sans connaissance, à Pré-en-Pail. On nous a nommé deux de ces infortunés, M. Leballeur, curé de Changé, près Laval, et M Guais, prieur d'Olivet. Leur état n'attendrit point l'âme féroce des révolutionnaires, et l'aubergiste ne put leur procurer aucun soulagement. Il demanda en grâce la permission de vendre un peu d'eau-de-vie pour ceux-là seulement qui étaient tombés d'inanition ; cette faveur lui fut impitoyablement refusée : « Qu'ils crèvent, ces scélérats ! » disait un des monstres préposés à la garde des prêtres. Tout ce que l'hôte put obtenir, ce fut de placer au milieu de la cour un seau rempli d'eau, comme pour un vil bétail.)

 

Plusieurs vieillards, glacés par le froid, tombèrent évanouis : on crut encore devoir adresser de nouvelles instances au commandant qui se chauffait dans un appartement voisin; il y fut également insensible. Alors les malheureux prêtres, abandonnés à eux-mêmes, sans pain, sans vin, sans feu et sans toit, entourèrent les malades, pour ainsi dire expirants, et en se serrant fortement les uns les autres, ils firent de leurs corps des espèces de haies, par lesquelles ils mirent les malades, qui étaient toujours étendus par terre, à l'abri du grand air qui les faisait tant souffrir.

 

Le matin, dès la pointe du jour, il fallut remonter en voiture; le prieur d'Olivet, qui était aveugle, ne pouvait le faire que très lentement. « Avance, scélérat, lui criaient les brigands en l'accablant de coups, avance, ou tu es mort ! » Un jeune prêtre ne put retenir son indignation : « O malheureux, dit-il, ne voyez-vous pas que ce respectable vieillard est aveugle, et qu'il a de la peine à monter ? » Ces paroles excitèrent la fureur des républicains; ils voulurent frapper le téméraire qui voulait les réprimander. Heureusement l'ecclésiastique baissa promptement la tête : un coup de sabre l'aurait tué. Une femme, parente de deux respectables frères nommés Allard-Labrosse, se présenta pour les voir ; elle fut injuriée et retenue en prison. On poussait des cris à droite, on frappait à gauche, pendant que d'un autre côté on voulait forcer un prêtre à manger du foin avec lequel on lui frottait fortement le visage. Enfin, après avoir été rassasiés d'opprobres et de douleurs, on se mit en marche et on s'avança vers le bourg de Couterne, où l'on arriva sur les dix ou onze heures du matin. Les femmes de ce bourg, voyant que les prêtres n'avaient pas la liberté de descendre des voitures, s'en approchèrent bientôt, pour leur donner quelques verres de cidre et quelques morceaux de pain ; mais elles furent contraintes de se retirer à l'approche du commandant qui, arrivant en poste, dit, d'un air menaçant, qu'il était inutile de donner à manger aux calotins ; qu'ils n'avaient plus besoin que de faire leur testament.

 

Quelques volontaires d'un détachement qui était venu recevoir les prêtres à l'entrée du bourg avaient déjà proposé de les noyer ou de les fusiller ; mais leur chef, homme de fort bonne mine et fort bien fait, répondit avec assurance qu'il se ferait un devoir de les renvoyer dans le même état qu'il les avait reçus. Le curé constitutionnel ne manqua pas une telle occasion de faire éclater son zèle patriotique; il parut au milieu de la scène, pieusement armé de deux pistolets, et alla bientôt ensuite augmenter le cortège. Il fallut alors rentrer dans de nouvelles voitures, et payer les anciennes ainsi que les gardes. On exigea de quelques prêtres, en leur mettant une baïonnette ou une pique sous la gorge, jusqu'à quinze francs pour deux ou trois lieues de chemin.

 

Enfin, les coups furent moins épargnés que jamais; le patriote dont nous avons parlé, la fureur dans les yeux, le fouet à la main, frappait à droite et à gauche, en présence de tout un peuple que le tocsin avait assemblé de toutes parts. On renvoya les voitures qui avaient des côtés pour celles qui n'en avaient point, afin que les vieillards, pressés par la faim et accablés de sommeil et de fatigue, ne pussent se soutenir.

On riait d'un côté, on ne pouvait s'empêcher de pleurer de l'autre; par ici on gardait un morne silence, par là quelques personnes se parlaient à chaque instant en secret, et faisaient ainsi soupçonner quelques nouveaux mystères d'iniquité. On refusa de prendre la route qui passe par Couterne, et de rentrer par là dans la voie droite et ordinaire ; il fallait, disait-on, conduire les calotins dans un pays où des coeurs patriotes sauraient les traiter selon leur mérite. On prit donc des chemins de traverse, et lorsque les rochers rendaient les passages difficiles, on ne manquait pas de conduire les voitures avec la plus grande rapidité. On rencontra dans un bourg une femme encore jeune et d'un extérieur fort honnête qui, après avoir rendu aux captifs tous les services qui avaient été en son pouvoir, ne s'était retirée à l'approche du barbare commandant que pour aller reprendre plus librement sur le passage les fonctions de son bienfaisant ministère. Femme vertueuse et sensible, nous n'avons point oublié vos bienfaits ; puissiez-vous en recevoir dès cette vie une juste récompense ! C'est le voeu des âmes honnêtes qui entendront parler de vos procédés généreux; c'est le voeu de ceux même entre les prêtres qui ne purent profiter des soins de votre active et industrieuse charité.

 

Déjà, après mille dangers, on était près d'arriver à la Ferté-Macé, lorsque les officiers municipaux de cette commune se présentèrent en écharpe. Ils avaient avec eux un détachement militaire, dont le commandant paraissait jeune et bien né. Le sabre à la main, ce chef plein de bravoure écarta courageusement les plus furieux d'une populace qui avait été soulevée par un courrier arrivé de Couterne, et qui voulait se porter aux dernières extrémités. On fit alors monter les prêtres dans une espèce de jubé, pratiqué dans l'église, et on leur procura quelques aliments. Dans le même temps on eut l'attention d'appeler un chirurgien pour panser les blessures d'un vieillard infirme (M. Guais [prieur] d'Olivet), qui avait reçu à Couterne des coups de sabre sur la jambe.

 

On commençait à respirer et à se féliciter du bonheur qu'on avait eu d'échapper à la rage et à la fureur du peuple; les vieillards surtout, qui avaient tant souffert sur les charrettes, tâchaient de reprendre leurs esprits et de réparer leurs forces épuisées par des efforts extraordinaires, lorsque tout à coup le maire parut au milieu d'eux et leur annonça d'un air triste que, ne voulant pas les exposer à être massacrés sous ses yeux, il avait pris le seul parti capable de les arracher à la mort, qui était de les renvoyer sur-le-champ, bien accompagnés. Il ajouta que le peuple en armes s'assemblait de toutes parts au bruit du tocsin, disposé à commettre toutes sortes d'excès ; que déjà la municipalité avait fait arrêter quatre malheureux soudoyés, qui avaient été à leur rencontre pour les assassiner ; mais que tout prenait une tournure qui lui faisait désespérer de voir son autorité respectée.

 

On eut beau représenter que le jour était sur son déclin, qu'on était excédé de fatigue, que depuis deux nuits on n'avait pu dormir et que depuis deux jours on avait manqué de nourriture ; il fallut céder aux circonstances impérieuses, et partir pour Ecouché, petite ville éloignée de trois ou quatre lieues de celle qu'on quittait. A peine était-on dans les voitures que le soulèvement parut général ; les milices nationales arrivant en foule de toutes les communes circonvoisines, paraissaient transportées de fureur, pendant que des femmes attroupées demandaient à grands cris la mort de ces scélérats de prêtres, qui étaient cause de tous leurs malheurs !

 

Le danger allait toujours en croissant, et tout présageait les événements les plus tristes. Déjà un coup de pistolet parti de la foule avait été frapper la figure de M. Chaufusson, qui en fut incommodé pendant plusieurs semaines ; déjà plusieurs voitures, entourées de toutes parts, ne pouvaient plus se débarrasser, lorsque tout à coup un gendarme, frappé du danger qui menaçait les prêtres, se mit à prononcer contre eux les mots les plus ronflants et les plus expressifs, après quoi se tournant vers les femmes :

« Braves citoyennes, leur dit-il, laissez passer ces coquins ; pourquoi les arrêter dans le chemin de la guillotine ? Ce n'est pas la peine de les tuer la veille de leur mort, ils vont à Paris où l'on en fera bientôt justice. » Satisfaites de ces propos pleins d'énergie, les mégères s'empressent de donner un libre débouché aux voitures ; quelques pierres jetées çà et là furent comme le signal de leur retraite.

 

Ainsi délivrés, les prêtres continuèrent leur route au milieu des ténèbres, en passant par différents Hameaux. Les habitants de ces lieux allumaient des torches de paille pour voir passer les captifs. On arriva ainsi à Rânes sur les dix heures; on ne s'y arrêta point, mais le bruit du tambour qui précédait les voitures ayant réveillé les habitants, chacun se crut obligé de prendre aussitôt les armes, et de montrer son civisme, en augmentant le nombre de ceux qui se faisaient un lâche et barbare plaisir d'insulter aux souffrances des infortunés voyageurs. Cependant ces alarmes multipliées et ces fatigues continuelles avaient fait une si forte impression sur plusieurs vieillards que, dans une espèce de délire, ils voulurent à toute force se jeter hors des voitures, et traitèrent de barbares les confrères qui, pendant plus de deux lieues de chemin, firent les plus grands efforts pour les retenir malgré eux.

 

On arriva enfin à Ecouché vers le milieu de la nuit. Dans cette petite ville on avait répandu le bruit que les prêtres captifs étaient des rebelles de la Vendée qui avaient été pris les armes à la main. Cette nouvelle avait tellement échauffé les esprits qu'on n'entendait de toutes parts que des cris de carnage et de mort : A la guillotine les rebelles de la Vendée ! s'écriaient les uns ; qu'on les conduise à la place d'armes et qu'on les fusille ! s'écriaient les autres.

 

La municipalité en écharpe arriva fort à propos elle ordonna de conduire les voitures à la porte de l'église, où les prêtres furent introduits ; alors on fut témoin du spectacle le plus déchirant : une vingtaine de ces vieillards ayant, comme nous venons de le dire, absolument perdu la tête, allaient de côté et d'autre, sans connaître personne ; les uns appelaient avec instance leurs domestiques dont ils imploraient le secours les autres cherchaient en tâtonnant, autour des piliers et des murailles, le lit où ils avaient coutume de reposer et se plaignaient de l'inutilité de leurs recherches ceux-ci se trouvaient sans chapeau et sans perruque; ceux-là n'avaient plus de souliers et marchaient pieds nus, sans s'en apercevoir et sans se plaindre. Enfin, on tâcha de se procurer un peu de pain et on fit ensuite d'inutiles efforts pour avoir de la paille ; on ne put obtenir que des chaises, où il fallut passer le reste de la nuit. Ceux qui furent pressés par les besoins naturels ne purent les satisfaire que dans l'église, toute sortie fut interdite. Le lendemain on paya les voitures et la garde de la ville ; les frais, à ce sujet, furent, comme partout ailleurs, arbitraires et considérables, et on ne put obtenir aucune diminution ; on partit ensuite. La troupe, toujours précédée de tambours et avec tout l'appareil de la guerre, marcha vers Argentan.

 

Cette ville, plus considérable que celle que l'on quittait, en était éloignée de deux ou trois lieues. La milice nationale, prévenue comme celle d'Ecouché qu'il s'agissait de recevoir dignement une troupe de « prêtres rebelles », s'était avancée hors de la ville et marchait sans frayeur contre les prétendus conspirateurs. Le nombre des gens armés de pied en cap et vêtus d'habits bleus était immense ; tous, ainsi que le reste du peuple, faisaient entendre au loin quelques cris de joie, et bien plus souvent des cris de rage et de fureur ; la guillotine et la fusillade étaient sans cesse invoquées.

 

Cependant, quoiqu'on fût encore un peu éloigné de la ville, on donna l'ordre de descendre des voitures et de marcher deux à deux, sans aucune exception d'infirmes ou de vieillards, on ajouta bientôt qu'il fallait aller tête nue, et ce fut en vain que, l'eau venant à tomber, on demanda la permission de se couvrir. C'est alors qu'on vit un bon nombre de vieillards, dont les têtes vénérables étaient entièrement chauves ou ne présentaient plus qu'un reste de cheveux blancs, s'avancer à pas lents, abattus par la fatigue, et se traîner vers la ville, au milieu des piques et des baïonnettes d'une milice nationale qui marchait fièrement  sur deux rangs et semblait célébrer sa bravoure et son triomphe.

 

Après avoir été promenés de rue en rue, la tête découverte et toujours dans le même ordre, les prêtres arrivèrent enfin à une place en face de la prison. Il fut question alors de les y introduire; mais le geôlier, en homme prudent, ne voulut se charger d'un si redoutable dépôt qu'après avoir pris toutes les précautions d'usage à l'égard des criminels ; il les fit passer un à un sous sa main, et les ayant fouillés avec la dernière exactitude, depuis la tête jusqu'aux pieds, il leur enleva montres, boucles de souliers, boucles de jarretières, couteaux, ciseaux, etc.

 

Toutes ces mesures de sûreté étant prises, il distribua les voyageurs en plusieurs caves voûtées, dont chacune recevait un peu de jour par le moyen d'un soupirail. Ils partagèrent les honneurs de cette sombre demeure avec trois ou quatre jeunes citoyens qui y avaient été conduits à raison de brigandages. Chacun alors pensa à se pourvoir d'un peu de paille, afin de goûter, s'il était possible, les douceurs du sommeil. Mais plusieurs, incapables de supporter le moindre délai, ne purent résister au besoin qu'ils avaient de prendre quelque repos ; ils se laissèrent tomber sur le côté de quelque grabat, où ils restèrent bientôt ensevelis dans le plus profond sommeil. Nos jeunes citoyens surent. tirer parti de cette position, et il ne fallut que quelques minutes à leur ingénieuse curiosité pour dérober l'argent des prêtres endormis.

 

Le soir venu, on se coucha de fort bonne heure ; ceux qui, pendant la nuit, sentirent quelques besoins, se servirent d'un seau, placé selon l'usage au milieu des prisonniers. Le geôlier ne fit point grâce de sa visite nocturne ; armé de deux pistolets et d'un sabre à son côté, accompagné d'ailleurs de deux mâtins d'une taille énorme, il parut au milieu d'eux comme un singe. Cependant la ville, bien instruite de ce qu'étaient les prétendus rebelles, ne leur

donna le lendemain que des preuves de bienfaisance et de bonté ; rien ne fut négligé pour subvenir à leurs besoins.

 

Après avoir passé un jour entier à Argentan, il fallut se remettre en route. Comme on avait été prévenu la veille, c'était un jour de dimanche, le 28 octobre, le peuple assemblé en petit nombre ne fit pas le moindre mouvement, et ne jeta même aucun cri. Quelques gendarmes, rangés autours des voitures, remplacèrent une partie de la garde nationale, ce qui fut très avantageux aux captifs, qui arrivèrent à Séez vers le midi, sans aucun accident extraordinaire. Ils furent agréablement surpris de voir que, sur un peuple nombreux, personne ne se mettait en devoir d'élever la voix pour insulter à leurs malheurs : ces habitants honnêtes paraissaient pénétrés de douleur, et ce qui toucha surtout les voyageurs de la manière la plus sensible fut de voir un bon nombre de personnes qui fondaient en larmes à leurs fenêtres.

Les voitures furent distribuées en deux cours, on y fit dresser des tables ; les prêtres y furent servis avec bonté, et pour un prix qui n'eut rien que de juste et de raisonnable. On se remit bientôt en route, et les voyageurs, tout trempés par l'eau qui tomba en abondance, arrivèrent sur les huit heures à Alençon ; ils furent reçus dans cette ville par les cris et les huées d'un peuple immense qui les suivit jusqu'à l'entrée d'une vaste écurie (ci-devant église des Capucins) qui avait été choisie pour le lieu de leur retraite.

Un membre du département, natif de la Mayenne, présida à la descente des voitures, et ne cessa, par son exemple, d'encourager ses agents au trouble et au désordre. Il fit ensuite l'appel des prisonniers, et les ayant fouillés comme un geôlier, il leur enleva couteaux, ciseaux, boucles, rasoirs et autres objets à leur usage. Chacun pensa alors à prendre quelque nourriture, et à se former ensuite, avec un peu de paille, un misérable grabat ; mais le froid de la nuit,

l'humidité des habits et le bruit continuel d'une garde nombreuse, s'opposèrent au sommeil. On apprit le lendemain que les détenus laïcs de la Mayenne avaient pris la route de Chartres, accompagnés du clergé d'Alençon, et que celui de Laval ne tarderait pas de suivre.

 

On s'occupa dès le matin du soin de payer les voitures et les gardes, ce qui emportait toujours beaucoup de temps, de difficultés et de dépense. Sur le soir, on fit des démarches pour recouvrer les effets dont il avait plu au geôlier, membre du département, de se saisir ; tout fut rendu, à l'exception de quelques boucles d'argent. « Saint Pierre, disait-on aux prêtres, saint Pierre pour lequel vous avez tant d'attachement, n'en faisait point usage. » Cette réponse excita le zèle des patriotes : de jeunes citoyens s'approchèrent des détenus avec un air de compassion ; ils répandirent le bruit qu'on se proposait d'enlever aussi les montres et qu'ainsi il fallait prendre à ce sujet les plus promptes mesures. De nouveaux affidés se réunirent à ces premiers et enlevèrent ainsi plus de vingt montres, pour le prix le plus modique. Sur le soir, on fut un peu moins rigide sur l'article de la clôture ; plusieurs individus des deux sexes visitèrent les détenus, dont la plupart étaient presque toujours étendus sur la paille. « C'est cependant grand-pitié », disait alors une femme. « Pitié ! répondait l'autre, pourquoi sont-ils ennemis de la nation ! — « J'étais hier à l'assemblée populaire, reprenait une troisième, et on nous apprit que les prêtres étaient des chiens noirs qui ne savaient que mordre et dont il fallait toujours se défier. »

 

Cependant, la nuit étant venue, chacun mangea un peu de pain d'avoine, et après avoir fait, suivant l'usage, une prière en commun, on se coucha sur le même grabat. La nuit fut extrêmement froide ; mais les gardes, devenus plus humains, permirent aux détenus de se chauffer avec eux et de passer ainsi une partie de la nuit auprès d'un feu considérable qu'ils avaient allumé à l'extrémité de l'église. Le départ ayant été annoncé, chacun fut prêt de bonne heure à se remettre en route ; on ne remonta cependant qu'après neuf heures en voiture, et on resta dans cet état près de trois heures, au milieu de la voie publique.

Le voyage n'eut rien de pénible ; la garde, bien choisie, en diminua les peines par les procédés les plus honnêtes. La nuit surprit les voyageurs à Mamers (Sarthe), au milieu des cris de tout un peuple. La Visitation leur servit de retraite ; ils y furent reçus dans un vaste appartement qui avait servi autrefois de réfectoire. On y voyait encore une chaire élevée. Un orateur s'en empara sur-le-champ et, s'adressant alors aux détenus : « Courage, leur dit-il, tout est propre à vous en inspirer. Vous touchez enfin au terme de vos malheurs : on vous conduit à Chartres, où vous trouverez en arrivant un jury et une commission militaire ; un tribunal révolutionnaire sera à votre service, et, qui plus est, une guillotine. Au reste, il est bon que vous sachiez que la République est partout triomphante ; ainsi, frères et amis, ajouta-t-il en se tournant du côté du peuple, crions à qui mieux mieux : ça ira ! etc. » Et le peuple d'applaudir et de crier : « Ça ira ! vive la nation ! ça ira ! etc. » Du reste, tout se passa assez gaiement et sans aucune marque de fureur.

 

Le lendemain matin il fallut remonter en voiture et partir pour Bélesmes, où l'on arriva de fort bonne heure. Il n'y eut dans cette ville aucun mouvement : les habitants, dans le plus grand calme, n'élevèrent pas même la voix à l'occasion des voyageurs ; une maison belle et spacieuse leur fut donnée pour retraite. Malheureusement, il ne lui restait, pour ainsi dire, ni portes ni croisées, elles avaient été, ainsi que bien d'autres, brisées dans une émeute populaire. Deux officiers municipaux firent visite aux prêtres et ne leur dirent que des choses désobligeantes.

 

On s'aperçut pendant la nuit du mauvais état des fenêtres, par le froid qui fut très sensible. Le lendemain on se remit en route pour Remalard, où l'on arriva vers midi : c'était la veille de la Toussaint ; le repas fut maigre et léger. On repartit bientôt pour la Loupe, bourg assez considérable à quatre lieues de distance. La pluie se fit sentir sur le soir, de sorte que les voyageurs arrivèrent froids et humides ; ils furent introduits dans une écurie qui, étant ouverte de toutes parts, procura à ses habitants une nuit extrêmement incommode. L'hôte montra le lendemain dans ses comptes le plus lâche et le plus sordide intérêt. On s'éloigna enfin de ce passage où tout avait été pénible, et on tourna ses pas vers un bourg très considérable, à cinq lieues du précédent. Les captifs y arrivèrent de bonne heure et furent conduits dans l'enceinte d'un château.

 

Les habitants de Courville (c'est le nom de ce lieu) ne tardèrent pas à les y visiter et à leur procurer des vivres, pendant que la municipalité leur faisait porter le plus beau pain qui leur fut distribué gratis. Le lendemain, 2 novembre, on quitta le château et l'on se mit en route pour Chartres, que l'on atteignit vers le milieu du jour. Le peuple fut plus tumultueux que terrible à l'égard des détenus ; il cria beaucoup plus qu'il ne montra de fureur. Les voyageurs furent conduits au petit séminaire, où ils furent reçus par les officiers municipaux en écharpe, et, après un appel nominal, on leur distribua des chambres, où ils eurent matelas, couvertures et quelques-uns même des draps. Ils étaient bien contents et se promenaient à l'aise dans une cour assez vaste et dont les murs étaient peu élevés ; ils n'avaient pour gardes que de vieux soldats dont la plupart avaient à leur égard des procédés fort honnêtes.

 

Cependant un des voyageurs, M. Deslandes, de Juvigné, grièvement blessé à Couterne, se plaignit de sa jambe plus fortement que jamais. Le chirurgien le vit et le fit transporter à l'hôpital, où il mourut peu de jours après. Neuf autres vieillards que les voyages avaient exténués obtinrent aussi la faveur d'être conduits à l'hospice.

 

On ne peut passer sous silence les services importants que rendit aux détenus un jeune sergent-major. Ce militaire qui, à l'extérieur,le plus aimable, alliait une âme et un coeur généreux, ne mettait point de bornes à son activité bienfaisante. Plusieurs dames de la ville ne se contentèrent point non plus d'une compassion stérile ; elles envoyèrent de très grands secours, et leurs bienfaits multipliés en tout genre prévinrent les détenus dans leurs besoins. Telle était la situation des prêtres à Chartres, lorsque tout à coup ils reçurent l'affligeante nouvelle qu'il fallait en sortir et se rapprocher encore de Paris. Ce départ leur fut extrêmement sensible : outre qu'ils n'étaient pas bien remis de leur pénible voyage, ils avaient encore de l'inquiétude au sujet de toutes ces courses, dont ils ne voyaient point le terme. Néanmoins il fallut partir et aller à Rambouillet chercher un nouveau gîte.

 

Les prêtres d'Alençon, réunis à ceux de Laval, arrivèrent à Maintenon vers midi. Ils furent introduits tous ensemble dans une vaste cour, où chacun, exposé aux injures de l'air et aux insultes du peuple, se procura comme il put un peu de nourriture. On se remit bientôt en route, et on arriva, le 26 novembre sur les neuf heures, à Rambouillet.

 

Le peuple de cette petite ville avait été convoqué au son du tambour et prévenu que, dans la soirée, on aurait à recevoir un grand nombre de prêtres rebelles qu'on avait pris à la Vendée. Il n'en fallut pas davantage pour soulever la multitude ; elle se porta en foule sur le passage des voyageurs et ne cessa pendant plusieurs heures de les poursuivre de ses cris. Cependant on faisait peu à peu approcher les voitures et entrer les voyageurs, un à un, dans une église qui ne portait plus en ce moment que le titre fastueux de Temple de la Raison. Les noms de Marat, le Peletier, Brutus, Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, etc., étaient écrits sur les murs, et un mausolée, élevé au bas de l'édifice, honorait la mémoire des plus ardents patriotes qui, ayant péri victimes de leur zèle civique, étaient vénérés comme martyrs de la liberté. Cependant un peuple nombreux prenait la part la plus active à l'entrée des voyageurs ; on tirait l'un par les cheveux, l'autre par l'oreille ; on usait des plus mauvais traitements à leur égard, lorsque tout à coup un des détenus laïcs que l'on transférait aussi de Chartres à Rambouillet, crut qu'il n'y avait pas de moyen plus sûr, pour éviter les insultes, que de crier sans cesse : «Je ne suis point prêtre ! je ne suis point prêtre ! il y a plus de quinze ans que je suis galérien ! » Il n'en imposait point sur sa qualité de forçat ; il demeurait depuis bien des années à Mert, où il aurait encore, disait-il lui-même, conservé domicile depuis longtemps, si le règne de la liberté n'était venu briser ses chaînes. Quoi qu'il en soit, son expédient réussit; on respecta son état, et on se fit un devoir de ménager un homme dont le titre était si propre à faire présager le patriotisme.

 

Tous les détenus étant entrés et s'étant procuré de la paille, ils demandèrent la permission de sortir pour leurs besoins naturels, ce qui leur fut refusé. Tous furent obligés de les satisfaire dans le Temple de la Raison jusqu'au lendemain, où un excès de puanteur et de malpropreté obligea de chercher un autre lieu d'aisances. Cependant, dès le matin, un des détenus rédigea, au nom de tous, une pétition dans laquelle, après avoir exposé le motif de leur voyage, ils priaient les officiers municipaux de ne pas laisser plus longtemps environ deux cents prêtres, presque tous vieillards ou infirmes, dans une demeure aussi froide et aussi incommode. Cette requête eut son effet : le procureur de la commune vint aussitôt lui-même apporter la réponse, et dit avec bonté qu'on avait été trompé sur le compte des détenus, qui leur avaient été annoncés comme rebelles, et qu'on allait sur-le-champ leur procurer des logements plus convenables à leur état et à leur âge ; on fit même contredire au son du tambour les annonces de la veille, et, dès lors, le peuple désabusé ne montra pour les prétendus rebelles que des ménagements et des égards.

On fit alors transporter à l'hôpital un vieux prêtre de l'Orne (Alençon) qui, étant tombé de voiture dans le cours du voyage, s'était cassé la cuisse et était resté sans mouvement étendu sur la paille. Sa maladie ne fut pas longue : il mourut presque aussitôt. Le nombre des détenus augmenta dans la nuit suivante : tous les prêtres du département d'Eure-et-Loir, accompagnés de quelques laïcs et de quelques religieuses, arrivèrent sur les neuf heures, et vinrent partager les incommodités du gîte. L'église, dont l'enceinte est étroite, les contenait à peine. On passa néanmoins dans ce triste réduit le lendemain entier et la nuit suivante, après quoi on pensa à déloger. Une belle demeure appelée Corridor fut la retraite des détenus.

 

La première nuit fut extrêmement incommode ; sans feu, sans paille, sans chaises, presque tous se trouvèrent réduits à la plus triste extrémité. On fut pourvu sur-le-champ d'un concierge qui eut un adjoint sous ses ordres, et une garde nombreuse fut chargée de veiller jour et nuit à ce qu'il ne s'échappât personne.

 

Toutes les dépenses furent sur le compte des détenus, auxquels, au bout de vingt jours, on présenta un mémoire de 1.400 francs, et au bout des trente jours suivants, un autre mémoire de 2.400 francs, et ainsi de suite, qu'il leur fallut solder dans le plus court délai. Plusieurs, étant tombés malades, furent reçus à l'hôpital, où ils moururent presque tous au bout de quelques jours. Un prêtre voulut parler de Dieu à un de ses confrères expirants, il fut interrompu et contraint de garder le silence. Un membre du département vint visiter les prisonniers ; il entra dans chaque chambre, précédé de deux volontaires armés d'un sabre nu, et tenant à chaque pas les propos les plus 'impies et les plus révoltants. Cette visite fut suivie de celle d'un envoyé de Robespierre, qui était muni de pouvoirs pour faire arrêter et conduire à Paris tous ceux dont il jugerait à propos de se saisir. Chacun eut ordre de rentrer dans sa chambre, où on attendit, non sans inquiétude, l'arrivée de ce tout-puissant commissaire.

 

Quelque temps après, des bruits confus et vagues firent soupçonner la mort de ceux d'entre les prêtres que leurs infirmités avaient retenus à Laval. On ne pouvait croire d'abord des faits aussi étranges ; mais bientôt on apprit par les voies les plus sûres que ces quatorze prêtres, tous infirmes ou courbés sous le poids des années, avaient été portés sur l'échafaud, ne pouvant y monter d'eux-mêmes, et qu'un fer assassin avait tranché leurs jours. Aussitôt après cette exécution barbare, qui n'avait eu d'autres motifs que le refus du serment, le comité révolutionnaire de la commune de Laval députa un commissaire à celle de Rambouillet pour en ramener tous les prêtres du département de la Mayenne ; son voyage fut heureusement inutile ; on ne les laissa point partir.

 

A peu près dans le même temps, le comité révolutionnaire de Château-Gontier envoya chercher à Chartres un prêtre des environs de cette première ville, que la maladie et l'extrême vieillesse avaient fait conduire à l'hôpital ; il fut guillotiné en arrivant dans son pays, pour avoir mandé à sa nièce qu'elle devait toujours croire en Dieu et le servir selon ses anciennes pratiques. Cette même nièce fut aussi livrée à la mort et exécutée à Laval, pour avoir conservé la lettre de son oncle, ce qu'elle n'aurait point fait, disait-on, si elle eût été patriote. Cependant les détenus de Rambouillet voyaient passer tous les jours sous leurs croisées des voitures remplies de malheureuses victimes conduites par la gendarmerie au tribunal révolutionnaire, et c'était pour eux le plus déchirant spectacle.

 

Le 24 mai, il leur fallut changer de domicile ; on se servit du Corridor pour un hôpital militaire, et on transféra les détenus à la Vénerie, maison située à l'autre extrémité de la ville. Bientôt parurent les décrets qui enjoignaient aux districts, sous leur responsabilité, de ne laisser aux détenus aucun moyen d'évasion. Dès lors, la promenade fut interdite, toutes les croisées de la Vénerie furent fermées d'un grillage, et les murs de la cour exhaussés. Telle était la position des prisonniers, dont la mort paraissait prochaine et inévitable, lorsque le 9 thermidor ressuscita leurs espérances. Robespierre périt, et la chute de ce tyran leur permit enfin d'entrevoir un avenir plus heureux, ou plutôt moins déchirant ; mais à peine se livraient-ils à cette douce espérance, qu'une cruelle maladie vint exercer parmi eux les plus terribles ravages.

 

La plupart, attaqués de la dysenterie, perdaient tout leur sang, et consumés d'ailleurs par des fièvres continues, ils expiraient dans les bras de leurs confrères, après avoir donné les exemples les plus frappants de résignation et de patience. Le mal s'accrut et s'étendit, ce qui fit qu'on relégua les malades dans un coin de la maison, dont on fit une infirmerie.

C'était un spectacle douloureux de voir un grand nombre d'anciens prêtres, dont quelques-uns étaient octogénaires, rangés les uns auprès des autres et étendus sur la paille. Une lampe pendant la nuit éclairait cet asile de la souffrance et de la mort, et semblait, par sa sombre lueur, ajouter encore à cet appareil lugubre.

Peu de temps après cette horrible maladie, vers la Toussaint, les prêtres du département d'Eure-et-Loir furent rappelés à Chartres, où ils vécurent dans des maisons particulières, avec une liberté provisoire. Ceux de Laval et d'Alençon ne jouirent pas du même avantage ; ils restèrent détenus pendant tout l'hiver suivant, qui fut d'une extrême rigueur ; enfin, dans le courant du mois de mars, le comité de sûreté générale accorda de nombreux élargissements, et dès les premiers jours d'avril 1795, tous les prêtres détenus à Rambouillet furent rendus à leurs familles.

 

Des quatre-vingt-dix prêtres partis de Laval le 22 octobre 1793, vingt-six étaient morts de misère à Chartres ou à Rambouillet ; un avait été guillotiné. Les prêtres laissés à Patience le 22 octobre furent délivrés le lendemain par l'armée vendéenne ; après le départ de celle-ci, ils furent réintégrés en prison. Vers cette date. commença à Laval le règne de la Terreur, et comme partout ailleurs en France l'héroïque, l'atroce et le grotesque se montrent à découvert.

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